Aux origines du Coran

Jusqu'aux alentours de l'An Mil, les commentaires autour du Coran furent innombrables, en liaison avec une grande effervescence intellectuelle. Une école réformiste proposa en particulier de distinguer le Coran incréé, parole de Dieu, restée près de Dieu, dénuée de toute équivoque, et le Coran créé, celui-là même qui est sorti de la bouche de Mahomet et se doit d'être analysé et interprété.

En l'an 1019, le calife Al Qadir, craignant que la libre discussion ne mène à de nouvelles scissions, fit lire au palais et dans les mosquées une épître dite «épître de Qadir» (Risala al-qâdiriya) par laquelle il interdit toute exégèse nouvelle et ferma la porte à l'effort de recherche personnel des musulmans (l'ijithad).

Aujourd'hui, à la lumière des travaux accomplis sur les textes chrétiens, des chercheurs abordent l'étude du Coran avec un regard historique, archéologique et philologique. Le magazine Le Monde de la Bible fait le point sur ces travaux d'une grande portée scientifique et nous offre ci-après un entretien passionnant et lumineux avec l'islamologue Claude Gilliot.
«Aux origines du Coran» en kiosque et en librairie

Le Monde de la Bible (juin-juillet-août 2012, 10 euros, en kiosque ou en librairie) Est-il possible d'appliquer au Coran les méthodes d'analyse critique déjà utilisées sur la Bible et les textes chrétiens depuis plus d'un siècle?

Que sait-on de l’Arabie préislamique et de Mahomet lui-même ? Que peut-on dire du processus de mise par écrit du Coran et des plus anciens textes connus ?

Quels rôles ont pu jouer des juifs et des chrétiens dans ce processus ? Existe-il un Coran des origines différent de celui que nous connaissons aujourd’hui ? Que dit le Coran des pierres, ces graffiti laissés par les pèlerins vers La Mecque, dès les premiers temps de l’islam?

C’est à toutes ces questions que répond ce numéro du Monde de la Bible (été 2012, en kiosque et en librairie, 10 €), en bousculant un certain nombre d’idées. Un magazine très richement illustré et d'une lecture agréable.

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Comment et dans quelles circonstances le Coran fut-il mis par écrit? C’est à cette question que répond Claude Gilliot, professeur émérite à l’université de Provence, a bien voulu répondre en sa qualité de spécialiste d’études arabes et d’islamologie.

Il nous précise, entre tradition musulmane et recherche historique, le long processus de la canonisation des textes coraniques aux premiers siècles de l’Hégire. Nous l’avons également interrogé sur les questions linguistiques que posent les plus anciens documents connus du Livre saint des musulmans.


Entretien de Claude Gilliot avec Le Monde de la Bible

Le Monde de la Bible: Existe-il un Coran originel contemporain du Prophète?

Claude Gilliot: Selon la tradition musulmane, à la mort de Muhammad [Mahomet] en 632 de notre ère, il n’existait pas d’édition complète et définitive des révélations que le Prophète avait livrées. Des sources arabo-musulmanes nombreuses l’attestent. Il est dit que ses Compagnons les avaient mémorisées, en les apprenant et en les récitant par cœur. Certaines, toutefois, avaient été transcrites sur divers matériaux, telles des feuilles de palme ou des omoplates de chameaux. Une première mise par écrit «complète» aurait été faite à l’instigation d’Omar qui craignait que le Coran ne disparût parce que ses mémorisateurs mouraient au combat. Il convainquit le calife Abû Bakr (632-634) de faire consigner par écrit ce que les gens en savaient et ce qui en avait été écrit sur divers matériaux. Ce travail de collecte fut dirigé par l’un des scribes de Muhammad, le Médinois Zaïd b. Thâbit. À la mort d’Abû Bakr, ces premiers feuillets du Coran furent transmis à Omar, devenu calife (634-644), puis à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad.

MdB : Et c’est ce recueil des versets coraniques qui s’imposa d’emblée?

C. G.: Non, on ne peut pas dire cela. D’abord parce que nous n’avons pas de traces matérielles de cette collecte. Ensuite parce que l’objectif d’Omar était probablement de disposer d’un corpus et non de faire une «édition» définitive. C’est sous le califat suivant, celui d’Othman (644-656), qu’on prit conscience de divergences dans la façon de réciter le Coran. Othman reprit le corpus détenu par Hafsa et le fit compléter par d’autres personnages, toujours sous la direction de Zaïd b. Thâbit. Il fit ensuite détruire tous les matériaux originels, imposa une première version «canonique» du Coran en l’adressant aux métropoles les plus importantes du jeune Empire. Mais s’imposa-t-il à tous? La tradition musulmane affirme que oui, mais nous observons que l’idée même de collecte avait rencontré des oppositions dont celle d’Ibn Mas’ûd, compagnon du Prophète (m. 633), et que, d’autre part, les récits sur la collecte du Coran comportent de nombreuses contradictions qui contestent cette affirmation.

MdB : Cela signifie-t-il que d’autres variantes du Coran aient pu subsister et êtres récitées à cette époque?

C. G.: La tradition musulmane reconnaît une quinzaine de textes pré-othmaniens principaux et une douzaine de textes secondaires. Nous ne possédons aujourd’hui aucune de ces variantes de la «vulgate» othmanienne. Mais nous savons par ailleurs qu’en 934 et en 935, les exégètes Ibn Miqsam et Ibn Shannabûdh furent condamnés pour avoir récité des variantes non approuvées. Ce qui montre que celles-ci ont circulé longtemps.

Il convient également de remarquer que le texte diffusé par Othman pouvait lui-même susciter différentes lectures et interprétations. Et cela pour deux raisons. La première est que le texte ne comportait pas de voyelles brèves et pas toujours les longues, ce qui induit des choix dans l’interprétation des mots. Deuxièmement, l’écriture arabe primitive n’était pas dotée des points diacritiques qui fixent la valeur exacte des signes et qui distinguent une consonne d’une autre. Des vingt-huit lettres de l’alphabet arabe, seules sept ne sont pas ambiguës et dans les plus anciens fragments du Coran, les lettres ambiguës constituent plus de la moitié du texte.

C’est sous la période omeyyade, et le règne d’Abd al-Malik (685-705) plus précisément, que l’on peut placer la troisième phase de l’histoire du Coran. Certains attribuent au redoutable gouverneur de l’Irak, al-Hajjâj b. Yûsûf (714), plusieurs modifications apportées au texte coranique, mais à ce propos, les sources sont contradictoires. Pour les uns, il aurait seulement remis en ordre les versets et des sourates et rectifié des lectures déficientes; pour les autres, il aurait précisé l’orthographe en introduisant des points. En dépit des contradictions, le califat d’Abd al-Malik constitua un moment déterminant pour la constitution des textes qui nous sont parvenus.

MdB: Sur quels points portaient principalement les oppositions musulmanes à la version othmanienne que vous évoquiez précédemment?

C. G.: Ces critiques viennent de savants musulmans qui soulevèrent des objections durant les trois premiers siècles de l’islam. Cela commença avec des compagnons du Prophète qui avaient leur propre texte, nous dit-on. D’autres sont allés jusqu’à considérer certains textes comme inauthentiques pour des raisons théologiques et éthiques. Ils visaient notamment les versets 111,1-3 contre Abu Lahab, l’un des grands adversaires de Muhammad; et 74,11-26. Des théologiens de Bassora mirent en doute l’authenticité de ces passages, tout comme certains kharijites pensaient que la sourate 12 (sourate de Joseph) ne faisait pas partie du Coran, car, selon eux, ce conte profane ne pouvait avoir sa place dans le Coran.

On trouve les accusations les plus vigoureuses de falsification du Coran dans les sources chiites avant le milieu du Xe siècle. Pour ces derniers, seul Ali, successeur légitime de Muhammad, détenait les authentiques révélations faites au Prophète. Cette version avait été rejetée par les ennemis d’Ali, Abû Bakr et Omar notamment, parce qu’elle contenait des hommages explicites à Ali et à ses partisans et des attaques contre leurs adversaires.

MdB: De quels textes anciens disposons-nous aujourd’hui?

C. G.: Nous ne possédons aucun autographe du Prophète ni de ses scribes. Les plus anciennes versions complètes du Coran dateraient du IXe siècle. Des fragments, très rares, pourraient remonter à la fin VIIe siècle ou du début du VIIIe. L’un des plus anciens, daté du VIIe siècle, est conservé à la Bibliothèque nationale de France (voir p. 32). Mais, en l’absence d’autres manuscrits antérieurs au IXe siècle, la datation de ce recueil d’une soixantaine de feuillets ne peut être estimée que par des critères paléographiques.

MdB: Il existe une forte controverse sur la langue originelle du Coran. En quoi consiste-t-elle?

C. G.: Selon la tradition musulmane, le Coran a été écrit dans la langue de Dieu, autrement dit dans l’arabe le plus clair. Hors pour les chercheurs occidentaux, y compris pour ceux qui reprennent la thèse théologique musulmane, les particularités linguistiques du texte coranique font problème et entrent mal dans le système de la langue arabe.

Afin de surmonter cette difficulté, plusieurs hypothèses furent proposées, selon lesquelles l’origine de la langue coranique se trouverait dans un dialecte – disons plutôt une «koinè(langue commune) vernaculaire» – de l’Arabie occidentale marqué par l’influence du syriaque, et donc de l’araméen.

Le Coran est une production de l’Antiquité tardive. Qui dit Antiquité tardive, dit époque de syncrétisme. La péninsule Arabique, où le Coran est censé être né, n’était pas fermée aux idées véhiculées dans la région. Les historiographes arabes musulmans les plus anciens, soit de la première ou de la deuxième génération de l’islam, disent que La Mecque avait des relations en particulier avec la ville d’al-Hira, capitale de la tribu arabe des Lakhmides, où vivaient des païens, des chrétiens monophysites et des manichéens. Elle aurait été un des lieux de passage pour l’apprentissage de l’écriture de l’arabe primitif. Quand Muhammad livrait ses premières prédications, un de ses premiers opposants objectait qu’il avait déjà entendu cela à al-Hira. Dans un autre passage du Coran, il est reproché à Muhammad de se faire enseigner par un étranger qui parlait soit un mauvais arabe soit une autre langue.

Il est vrai qu’un grand nombre d’expressions réputées obscures du Coran s’éclairent si l’on retraduit certains mots apparemment arabes à partir du syro-araméen, la langue de culture dominante au temps du Prophète.

MdB: Vous rejoignez ainsi les thèses de Christoph Luxenberg qui, par ailleurs, ne fait pas l’unanimité chez nombre d’islamologues?

C. G.: Christoph Luxenberg considère en effet que des pans entiers du Coran mecquois seraient un palimpseste d’hymnes chrétiennes. Avant lui, Günter Lüling avait tenté d’établir qu’une partie du Coran provenait d’hymnes chrétiennes répondant à une christologie angélique. Cela me paraît trop automatique et trop rapide.

En revanche, Christoph Luxenberg m’a convaincu sur l’influence syriaque dans plusieurs passages du Coran, notamment dans la sourate 100 dans laquelle il voit une réécriture de la première épître de saint Pierre (5,8-9).

On reconnaît dans le Coran des traces évidentes de syriaque. À commencer par le mot Qur’an qui, en syriaque, signifie «recueil» ou «lectionnaire». Cette influence me semble fondamentale. D’autre part, Angelika Neuwirth [NDLR spécialiste du Coran, université de Berlin] a bien souligné la forme liturgique du Coran. Et des chercheurs allemands juifs ont noté une ressemblance forte entre le Coran mecquois et les psaumes bibliques.

Serait-il un lectionnaire, ou contiendrait-il les éléments d’un lectionnaire? Je suis enclin à le penser. Sans l’influence syriaque comment comprendre que le Coran ait pu reprendre le thème des sept dormants d’Éphèse qui sont d’origine chrétienne? De plus, la christologie du Coran est influencée par le Diatessaron de Tatien et par certains évangiles apocryphes. On peut penser que le groupe dans lequel le Coran primitif a vu le jour était l’un des rejetons de groupes judéo-chrétiens attachés à une christologie pré-nicéenne, avec aussi quelques accents manichéens.

Propos recueillis par Benoît de Sagazan, pour Le Monde de la Bible

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