jeudi 20 février 2014

L’Ukraine est-elle au bord de la guerre civile généralisée que ni l’Europe ni la Russie ne seraient capables de contenir ?

Atlantico : Après plusieurs semaines d'hésitations, la plupart des dirigeants européens se sont mis d'accord mercredi 19 février pour réfléchir à des sanctions à l'égard du gouvernement ukrainien au lendemain de la mort de plusieurs dizaines de manifestants et policiers. Quelle peut concrètement être la portée de cette réaction sur l'évolution des évènements ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Cela illustre le fait que l'Union Européenne, ses états-membres et les chefs de gouvernements qui la composent sont clairement à la remorque, cette idée de sanctions à l'égard de Ianoukovitch et de son entourage étant en vérité sur la table depuis plusieurs semaines. Les Américains ont bien tenté de pousser Bruxelles à réagir, Washington ayant à l'inverse anticipé les risques qu'une telle situation pouvait générer à Kiev. La réaction européenne est donc une réaction sur le tard dont l'impact sera logiquement des plus limités. Les pays d'Europe occidentale tentent de reprendre la main en dernière instance, la seule option étant visiblement ici de gagner du temps en espérant que le conflit s'étiole de lui-même. Le problème, au-delà du fait de savoir si ces sanctions sont trop légères ou non, est de voir que le tempo de l'Union Européenne est totalement décalé.

Philippe Migault : Dans l'état actuel, les sanctions prévues sont de nature administrative, à savoir un blocage de visas ainsi qu'un gel des biens financiers placés à l'étranger par des membres des autorités ukrainiennes. Dans l'ensemble, cela n'impactera que très faiblement le cours des évènements, ces mesures étant avant tout symbolique au regard de la gravité de la situation actuelle.
Une partie de l'opposition est représentée par des mouvances nationalistes radicales favorables à la lutte armée. Ce fait peut-il finir par gêner le soutien de Bruxelles aux manifestants de la place Maïdan ? Dans quelles proportions ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il faudrait selon moi se méfier des éléments de langage diffusés par la diplomatie russe qui a tout intérêt à sur-amplifier ce type de phénomène au-delà de leur importance réelle. Ce type d'information s'inscrit dans une argumentaire plus large qui souhaiterait nous convaincre que l'Ukraine n'est qu'une partie du pré-carré légitime du Kremlin et que tout ceux qui pensent autrement ne sont finalement que des fascistes et des nazis. Il est d'ailleurs intéressant de voir à quel point le discours du gouvernement russe actuel ressemble à celui qui pouvait être développé quelques dizaines d'années auparavant.

Par ailleurs, il ne faudrait pas sur-interpréter ce nationalisme ukrainien qui trouve ses racines dans l'Histoire récente d'un pays qui a subi des famines-génocides dévastatrices (2 millions de morts) dans les années 1920-1930 suite à la collectivisation abrupte de l'agriculture nationale. Lorsque l'on voit l'impact mémoriel que peut encore avoir en France le massacre d'Oradour-sur-Glane, on devine facilement l'intensité de l'aversion que peut avoir une bonne partie du peuple ukrainien à l'égard de la Russie.

Philippe Migault : Bruxelles ne voit que ce qu'elle veut bien voir en tentant de dissimuler sous le tapis une partie certes minoritaire mais très virulente de l'opposition. Je fais ici allusion à ces partis et groupes d'extrême-droite à la rhétorique volontiers raciste et antisémite comme Svoboda ou Praviy Sektor. Il est assez paradoxal de voir que l'Union Européenne se montre indulgente à leurs égards alors qu'elle se veut extrêmement vigilante sur l'évolution de l'extrême-droite au sein de son propre territoire. Ce deux poids deux mesures est assez interpellant.

De là à penser qu'une telle configuration pourrait "gêner" l'Union Européenne dans son soutien à l'opposition, rien n'est moins sûr. L'exemple de la Syrie et de la crise des Balkans dans les années 1990 a ainsi déjà démontré que Bruxelles était toujours prête à se pâmer devant une opposition qu'elle suppose démocratique et représentative, alors que la réalité de terrain finissait par démontrer l'inverse.
Les autorités russes, en dépit d'intérêts évidents dans la région, sont restées relativement silencieuses. Comment l'expliquer ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Comme chacun s'en doute, le Kremlin est de fait très "productif" actuellement dans la gestion de la crise ukrainienne : les services de renseignement russes sont pratiquement à domicile à Kiev alors que les rumeurs courent sur la présence des fameux "Spetsnaz" (forces spéciales) dans le pays. Pour Moscou, le cadre est posé et il n'y a plus qu'à attendre que Ianoukovitch fasse le travail en matant l'opposition. Il n'y a dans ce contexte aucune raison de s'activer publiquement pour Poutine, ce silence lui permettant même de poser comme un dirigeant modéré qui observerait pacifiquement l'évolution des événements.

Philippe Migault : La Russie préfère rester en retrait et c'est un choix tactique que l'on peut aisément comprendre. Nous sommes face à une situation extrêmement grave à Kiev alors que les autorités ukrainiennes ont décidé de reprendre la main en tentant de ramener l'ordre par la force. Sachant que Moscou voit a priori plutôt cette action d'un bon œil, on imagine difficilement le Kremlin prendre la parole pour condamner les autorités ukrainiennes, comme il serait contre-productif de soutenir officiellement le gouvernement de Ianoukovitch. On reste sur la position classique de la diplomatie russe, qui a toujours été de condamner les ingérences dans la vie politique d'un état souverain. Par ailleurs, M. Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, a déjà clarifié la position de son gouvernement le 17 février dernier en appelant l'Union européenne à ne pas "jeter de pierre dans la maison de verre" et il n'y aurait pas grand intérêt à se répéter inutilement.
Les événements actuels peuvent-ils déboucher par effet de ricochet sur une crise politique au sein même de la Russie ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Il y a effectivement une véritable crainte du Kremlin sur ce sujet, même s'il est très difficile d'affirmer précisément si ce scénario à des chances de se concrétiser actuellement, le soutien populaire à Vladimir Poutine restant relativement important. La révolution orange de 2004-2005 avait déjà suscité ce type d'angoisse quant à une possible contagion sur la scène politique russe, même si cela n'avait pas été suivi d'effets politiques concrets.

Philippe Migault : Ce risque de contagion relève pour moi du fantasme. S'il y a aujourd'hui un peuple sceptique à l'idée d'une révolution, c'est bien le peuple russe qui a payé celle de 1917 par soixante-dix ans de communisme et de dizaines de millions des morts. Au-delà du fait qu'on ne retrouve pas le même clivage territorial en Russie qu'en Ukraine, Poutine reste majoritairement accepté par sa population comme le montre un récent sondage du centre Levada, institut pourtant proche de l'opposition.

Frank Walter Steinmeier, ministre allemand des Affaires étrangères, a joint son homologue ukrainien dans la matinée du mercredi 19 février pour l'intimer de cesser les violences, ce qui n'a pas empêché un nouvel assaut policier en début d'après-midi. Quelle est encore l'influence concrète des pays européens dans cette affaire ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : On a bien vu que c'est l'Allemagne qui a pris la direction des opérations en s'appuyant sur l'Union Européenne comme un levier démultipliant son poids diplomatique. Un temps réticent face à l'insistance de Washington quant à l'adoption de sanctions, Berlin s'est bien rendu compte des limites que pouvait avoir le seul dialogue dans une telle crise. Le problème est ici que Bruxelles et ses états-membres peuvent difficilement passer au stade de la coercition sans réel facteur de puissance derrière. Sans un gouvernement européen unifié il apparait effectivement compliqué d'engager une épreuve de force en temps réel pour dissuader la répression des autorités ukrainiennes : on imagine mal actuellement les 28 ministres des Affaires étrangères se réunir au sortir de chaqe échange pour définir la marche à suivre. Si l'Union Européenne est bien outillé pour discuter des problématiques économiques de long-terme, elle ne l'est clairement pas dans le cadre d'une crise diplomatique exigeant par nature une forte réactivité.

Philippe Migault : L'Union Européenne n'a pour l'instant que des moyens très limités pour exercer une quelconque pression sur les dirigeants de Kiev. Pour ce qui est plus précisément des "puissances" de L'Union (Allemagne, France, Italie, Pologne…) on peut affirmer, en dépit de l'unité de façade affichée actuellement, que leurs agendas divergent tout autant que leurs objectifs sur le cas ukrainien. On voit donc bien ici que Bruxelles n'aura qu'un impact léger dans cette affaire, faute d'une réelle volonté commune.
Laurent Fabius se rend ce jeudi 20 février à Kiev avec ses homologues allemands et polonais. Que peut-on attendre de cette visite ?

Philippe Migault : Cette visite du ministre des Affaires étrangères devrait, en toute logique, rester purement symbolique. On peut s'attendre de sa part, au sortir des discussions qu'il mènera sur place, à une simple reprise des condamnations de la France à l'égard du gouvernement de M. Ianoukovitch ainsi qu'a à un rappel des sanctions qui seront adoptées dans la matinée. On ne voit pas cependant ce qu'il pourrait faire de plus étant donné la faible marge de manœuvre dont dispose Paris actuellement. 
Peut-on dire finalement que l'UE est en train de payer actuellement le manque de cohérence géopolitique qui l'a déjà caractérisé par le passé ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : La cohérence dans le camp occidental ne se trouve clairement pas en Europe mais à Washington. Encore une fois, l'Union n'étant pas une véritable puissance, elle ne peut pas avancer ses pions comme elle le souhaiterait, en particulier dans un temps aussi court.

Philippe Migault : On ne peut pas, par définition, peser sur la scène internationale tant que l'on ne s'assume pas comme une puissance, c'est là tout le problème de l'Union Européenne. Si elle souhaitait peser sur les évènements l’UE devrait mettre en place une politique diplomatique et militaire commune à la hauteur de ses moyens démographiques, financiers, technologiques. Or on sait qu’il n’en est rien. A défaut d’une telle volonté Bruxelles n’est qu’un acteur de seconde zone d’un point de vue géostratégique, cantonnant son projet politique à la promotion de la démocratie et du libéralisme, deux modèles attractifs mais qui, seuls, n’ont jamais permis à aucun acteur d’imposer sa vision et de faire prévaloir ses intérêts.

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