jeudi 28 juillet 2016

Entretien avec Rémi Brague_Les Arabes et le savoir grec.

Pour ce philosophe, spécialiste de la pensée comparatiste, la paix entre peuples et cultures ne peut naître du mensonge et de la confusion.

Dans le nouvel ouvrage que vous publiez,vous entendez restaurer l’intérêt que mérite, à vos yeux, la philosophie du Moyen Âge et vous dénoncez le discrédit dont elle souffre en France, au point qu’elle ne figure pas aux programmes des lycées. Comment expliquez-vous ce mépris. ?

Rémi Brague : La Troisième République a réorganisé l’enseignement d’une façon dont nous vivons encore largement. Ses fondateurs protestants libéraux, francs-maçons, positivistes, héritiers des « Lumières », considéraient le Moyen Âge comme une période obscure. On y tolérait l’existence de théologiens et de mystiques. Mais des philosophes, non ! Que serait notre grand Descartes s’il n’était censé avoir commencé à zéro, dans un vide absolu. ?

En quoi l’étude de la philosophie médiévale peut-elle nous aider à mieux poser et résoudre certains des grands problèmes contemporains, tels que les relations entre cultures et religions différentes, notamment entre les trois monothéismes ?

Rémi Brague : Elle peut nous rendre des services, mais jusqu’à un certain point seulement. Le passé n’est jamais condamné à se répéter et l’étude de la philosophie médiévale ne nous aide guère à résoudre nos problèmes présents. En revanche, elle peut nous permettre de les poser de façon juste. Et déjà, elle peut nous aider à en finir avec la formule sotte des trois « monothéismes ». Certes, judaïsme, christianisme et islam, ont en commun que, selon eux, le nombre des dieux, si l’on peut dire, est : un. Mais cela s’arrête là. Ces trois religions ne sont pas les seules à être monothéistes : avant elles, le pharaon Akhnaton l’était. Et un esprit nullement religieux comme Aristote l’était aussi Sa façon. Après elles, beaucoup de religions nouvelles sont monothéistes, comme les Mormons, qui ont aussi leur livre saint...

Et surtout : la façon dont ces trois religions conçoivent l’unité de Dieu avec soi-même est totalement différente. En gros : un Dieu d’un seul bloc pour le Coran (comme on interprète souvent l’adjectif samad en CXII, 2) ; un Dieu fidèle à soi même comme sauveur de son peuple dans l’histoire (Exode 3,14) ; un Dieu uni dans l’amour des trois hypostases de la substance divine selon le dogme chrétien de la Trinité. Toutes ces formules en « trois », celle-ci mais aussi les « trois religions d’Abraham » et les « trois religions du livre sont des erreurs dues à la paresse intellectuelle. Elles sont dangereuses pour la pensée.

Vous exaltez la philosophie et la théologie chrétiennes dans ce qu’elles ont de spécifique par rapport aux philosophies et théologies juives et musulmanes. Pouvez-vous nous en dire ici quelques mots ?

Rémi Brague : Je n’exalte rien, je distingue. Et je distingue d’abord philosophie et théologie. La philosophie, en terre d’Islam ou dans les communautés juives, n’est en rien inférieure à ce que l’on rencontre en Chrétienté. La technicité, l’inventivité, sont parfaitement comparables. Aux IV°-X°siècles, la philosophie arabe est même largement supérieure à ses équivalents chrétiens. Ensuite, à partir du XIII° siècle, la situation s’équilibre, elle se renverse au profit des chrétiens et des juifs.

En revanche, la théologie est bien une spécialité chrétienne si on la prend au sens strict, défini par le programme de saint Anselme (mort en 1109) : une exploration rationnelle du mystère d’un Dieu personnel. L’équivalent islamique, ce qu’on appelle le Kalâm, est une apologétique qui se contente de montrer la plausibilité de l’islam et de dénoncer les absurdités des autres croyances.

Vous abordez aussi la question du rôle que l’on attribue aux Arabes (sous entendu aux musulmans) du Haut Moyen Âge dans la transmission à l’Europe chrétienne des œuvres de l’Antiquité grecque. Ce patrimoine n’était-il donc pas parvenu aux chrétiens d’Occident par l’intermédiaire de leurs coreligionnaires de Byzance durant le premier millénaire de notre ère où l’Église était indivise ?

Rémi Brague : Ce « sous-entendu » est lourd de sous-entendus... Car les traducteurs qui ont fait passer la science et la philosophie grecques au syriaque et/ou à l’arabe étaient effectivement de langue arabe, mais ils n’étaient nullement musulmans : c’étaient tous des chrétiens de diverses dénominations.
Ensuite, n’exagérons pas le rôle de l’intermédiaire arabe. Pour moi, philosophe, il est de grande importance. Tout le reste de l’héritage grec est venu directement de Byzance mais pas avant le XV° siècle : L’épopée, le théâtre tragique et comique, les lyriques, les historiens, etc. C’est aussi le cas de tous les philosophes sauf Aristote, ses commentateurs, et quelques lambeaux de Plotin et de Proclus. Platon, Épicure, les Stoïciens, rien de tout cela n’est passé par l’arabe.

Il faut redire qu’au début de notre ère, l’Occident latin a connu une régression économique et culturelle, sans doute à cause de l’effort pour absorber les nouveaux venus (les « invasions » des « barbares »). Les élites ont oublié le grec. Le dernier à le savoir, Boèce, a été exécuté en 524. Ensuite, seules des bribes ont pu passer de Byzance à l’occident ; Des morceaux de Pères de l’Eglise chez Jean Scot Erigène, puis les œuvres du pseudo –Denys l’Aréopagite au IX° siècle,

Pourquoi les philosophes orientaux tels que Kïndi, Farabi ou Avicenne n’ont-ils pas appris le grec pour lire directement Platon et Aristote dans le texte ? Pouvaient-ils vraiment bien comprendre la pensée exacte des penseurs hellènes à travers des traductions du grec au syriaque puis à l’arabe, d’autant plus qu’il n’existait pas de vocabulaire adéquat en langue arabe ?

Rémi Brague : Pourquoi auraient-ils appris la langue de civilisations qui vivaient dans l’ignorance ( jâhiliyya ), pour employer le terme technique dont l’islam désigne ce qui a précédé la révélation du Coran faite en arabe ? On connaît très peu d’exemples de musulmans non bilingues de naissance, qui aient appris une langue non islamique à des fins scientifiques. L’exception très brillante est celle d’Al-Biruni (mort en 1053), qui a appris le sanscrit et rédigé ce chef-d’œuvre d’objectivité qu’est son livre sur l’inde. Les traducteurs ont fait un bon travail et créé un vocabulaire suffisamment précis. Les philosophes qui utilisaient leurs travaux n’ont pas fait plus de contresens sur la pensée des Grecs qu’ils lisaient en arabe, que les grands scolastiques qui les lisaient en latin.

IL semble que la philosophie musulmane s’arrête avec Avicenne au Proche-Orient et avec Averroès chez les Arabes d’occident. Pouvez-vous nous en donner la raison ?

Rémi Brague : Henry Corbin pensait que la philosophie, s’était continuée en Iran chiite, dans le sillage d’Avicenne. Mais lui-même préférait parler de « théosophie », calquant l’expression arabe qui parle de « sagesse (hiktna). Dans le reste du monde islamisé, on ne produit plus d’ œuvre philosophique dès le début du XIII° siècle, Pourquoi ? Ce n’est pas clair. On invoque souvent une ankylose générale de la pensée musulmane qui commence, selon les régions et les matières, vers le XI° siècle. Pour ma part, je donnerais une grande importance à un fait concret. La philosophie est restée en terre d’islam et chez les juifs une affaire d’amateurs, géniaux, certes, mais sans légitimité ni enracinement social, Dans la chrétienté latine, la philosophie a été institutionnalisée. Elle était enseignée dans les Universités. Son étude était même obligatoire pour les théologiens. Si bien que toutes les élites européennes, médecins, juristes, théologiens, faisaient au moins quelques années de philosophie.

Ces grands philosophes sont-ils enseignés aujourd’hui dans les universités arabo-musulmanes ? Comment sont-ils lus par tes intellectuels ? Font-ils l’objet d’une récupération idéologique ?

Rémi Brague : ils sont enseignés, plus ou moins bien, comme toutes les matières le sont partout dans le monde. Le gros problème est celui sur lequel a mis le doigt Muhsin Mahdi, irakien, professeur émérite à Harvard, sans doute le plus grand spécialiste vivant de la philosophie islamique, surtout d’Al-Farabi. Selon lui, l’enseignement de la philosophie souffre, en pays d’islam, d’être donné le plus souvent dans des départements au titre vague de « pensée islamique ». On y parle des philosophes, mais aussi des gens du Kalâm et des soufis, On associe ainsi aux philosophes ceux que ces derniers considéraient comme leurs pires ennemis !

Votre propos consiste aussi à « dégonfler des baudruches » telles que la fameuse harmonie interconfessionnelle de Cordoue. Pour la paix aujourd’hui entre peuples et nations partenaires de la Méditerranée, ne vaudrait-il pas mieux continuer d’entretenir ce mythe, même si cela ne correspond pas à la vérité historique. ?

Rémi Brague : Une revue d’histoire qui me demande s’il ne vaudrait pas mieux sacrifier la vérité historique...j’espère rêver... Car à quoi la sacrifier ? À une paix construite sur des mensonges ? Serait-ce un fondement bien solide ? Non, il faut porter le fer jusqu’au fond de la plaie si l’on veut espérer un jour la cicatriser. Voilà pourquoi j’intitule toute une partie de mon livre « baudruches ». C’est le devoir du savant que de les dégonfler toutes, pour que quelque chose de solide puisse s’édifier.

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