De nombreuses spéculations puisées dans le corpus des Hadiths notamment d’Abu Huraira, compagnon de Mahomet, affirment que le Jésus musulman, ʿĪsā, combattra les juifs et les chrétiens, tuera les porcs, brisera la croix, détruira les synagogues et les églises.
Le retour d’ʿĪsā, dont la vie connaît actuellement une suspension, est annoncé comme Le signe d’une période de troubles divers et l’agent exterminateur. Cela tranche avec la «tendre prévenance» de Mahomet envers les icônes [1] de Jésus et Marie décorant la Ka’ba.
Alors oui ou non, l’islam aurait-il dès son origine, sombré dans l’iconoclasme le plus rigoriste et pourquoi ʿĪsā est-il réquisitionné pour détruire les lieux de culte ? Face à cette contradiction, Henri Lammens cherchait et peinait à trouver des prémices de l’iconoclasme coranique, il déclarait, dubitatif : «Cet abondant et infatigable prédicateur [Mahomet] du plus rogue monothéisme se montre d’une sécheresse, d’une apathie déconcertante au sujet des idoles. C’est tout juste si le Coran condescend à les mentionner une dizaine de fois. Dans ces brèves mentions, pas la moindre allusion au paganisme arabe ; tout se réduit à des réminiscences de l’Ancien Testament, de l’histoire d’Abraham, un de ses modèles préférés». De plus, cette image d’Épinal d’une icône d’ʿĪsā, protégée de la purification artistique iconoclaste de Mahomet se confronte à celle d’un ʿĪsā en furie contre la Croix. [2]
ʿĪsā privé de toute mission salvatrice par la doctrine islamique et empêché de pénétrer à Jérusalem par le scellement de la Porte du Messie est cantonné dans l’imaginaire islamique à sa mission de saccage de la «Croix». Cependant, au vu de l’omniprésence de ce symbole durant soixante ans de règne califal de 630 à 685 sur les pièces de monnaie (Doc. C), cette rage subite ne peut se comprendre que comme un rejet progressif –et bien après la mort de Mahomet en 632– du symbole victorieux de l’Empire byzantin. Cette destruction du signe de la Victoire de Byzance ne peut se saisir qu’avec le choix de l’empereur byzantin Tibère II (v. 520/535 –582) de frapper ce signe sur les pièces en 582 puis le rapt de la Croix en 614 par les Perses.
Il faut savoir en outre, que l’image d’Edesse [3] a constamment été reconnue comme efficace contre les Perses au point que le calife Mu’awiya (602-680) la ramena de Constantinople à Edesse. De même la requête de l’empereur byzantin Justinien II (v. 668 -711) d’un tribut payable en pièces portant cette effigie fut violemment rejetée par le Calife Abd Al-Malik (646-705). Le signe cruciforme présent sur le palladium des armées byzantines aux côtés de la Vierge Nicopéïa (la Victorieuse) avec des fragments reliques de la Croix, avait été considéré à vertus guerrières. La Croix gage de la victoire est clairement présente dans les textes byzantins sur la guerre contre les Perses. Dans la liturgie byzantine, l’exaltation de la Croix fut intégrée vers 630 et cette épopée est avant tout le récit d’une victoire militaire.[4]
La croix est avant tout un signe de triomphe de l’Empire byzantin car elle assurait la victoire contre les ennemis de l’Empire. L’empereur byzantin Léon III le Syrien (717), l’iconoclaste nomme son fils Constantin V ou «nouveau Constantin». L’icône du Christ de Chalcé sur la façade de la porte principale de Bronze du Grand Palais à Constantinople fut détruite sur l’ordre de Léon III : «l’Empereur ne peut admettre une image du Christ sans voix, sans souffle… voilà pourquoi Léon et son fils le nouveau Constantin tracent sur la porte du palais le signe trois fois heureux de la croix, gloire des fidèles». Une consubstantialité entre l’icône et son modèle est admise dans la pensée de Léon III, il épouse une conception parfaitement mésopotamienne de l’image, conception propagée par les Arabes. Les califes vont entretenir une relation trouble vis-à-vis de l’image et de leur image propre : mimétisme des modèles byzantins initiaux, accommodations de ceux-ci, foisonnement des motifs puis rejet brutal (Doc. C).
La conception coranique de l’homme est liée à la régence de la terre : «Je vais établir sur la terre un vicaire.» Cette proclamation est celle qui est frappée sur les pièces de monnaie lors de la réforme mise en place par le calife omeyyade Abd Al-Malik (695). En pahlavi, langue persane qui est frappée sur les premières pièces des Califes, Yzd se rapporte au divin («’pst’n L yzd» signifie «Dépendant de Dieu») et c’est le nom du second calife omeyyade, Yazīd Ier. C’est une conception antithétique de celle de la Bible où l’homme est fait à l’image de Dieu ou dans Son ombre et n’est pas créé pour régenter. Dieu [’ělȏhȋm]dit [’ȃmar] : «Faisons [jȃśȃh] l’homme [» ȃdȃm] à notre image [ṣělěm]». Ce mot signifie «idole», «image» mais aussi «ombre».
Or la translittération arabe de la racine ṣělěm est ZLM qui est utilisée plus de trois cents fois dans le Coran avec le curieux sens des ténèbres, notamment morales, des perversités et des injustices à combattre. C’est donc ʿĪsā, le justicier eschatologique contre les ténèbres qui est désormais appelé à poser des actes d’une violence inouïe : à la fin des temps tuer le Faux-Messie, intercéder en vue de la mort de deux autres ennemis, les Juifs et les Chrétiens, massacrer les porcs, briser la Croix. Dans la tradition islamique son Royaume est bien de ce monde, il déploie le tapis rouge à son sosie, Mahomet et aux califes après lui. Il est le bras vengeur du Calife. Il perd pour le coup sa divinité inaccessible à son double.
Si durant soixante ans (entre 630 et 685), un foisonnement extraordinaire de motifs se déploie dans l’espace califal numismatique, l’émergence de nouvelles conceptions du rôle de l’homme, du pouvoir et de Dieu s’impose par de nouveaux modèles. Cette recherche iconique se nourrit et se heurte en outre, aux conceptions sur l’image en présence : la Grecque, la Mésopotamienne et la Judaïque. Dans ces conceptions il faut distinguer la sphère privée de la sphère sacrée. Si la sphère publique de la monnaie subit des réformes, la vie des lieutenants d’Allah, elle, est étalée sur les murs des Qsars de Jordanie il n’y a aucune restriction ni pudeur. Aucun Basileus n’aurait affiché ainsi sa vie privée (Doc. B). Aussi la représentation du domaine privé n’obéit pas au même code que la sphère cultuelle.
Le ʿĪsā islamique fabriqué a posteriori, saccageur des Arts, s’oppose au doux ʿĪsā du texte coranique qui fabrique des objets qu’il anime. L’image vivante est respectée, ainsi le Coran ne blâme pas Jésus qui a le pouvoir d’animer les images. Tandis que le ʿĪsā historique des Omeyyades est un personnage violent, justicier et vengeur mis au service de leurs conceptions califales. Il est le bras armé d’une théocratie absolue qui craint le pouvoir des images et celui de la Croix. A l’instar de tout musulman, ʿĪsā devient le soumis parfait et il ne vient que pour appliquer la volonté d’Allah (et des califes). Il est réquisitionné au jihad et détruit le signe de la Victoire aux vertus nicéphores, porteuses de victoires. Corollaire à cette soumission islamique, tout ce qui est fait est directement attribué à Allah, car l’affirmation d’une quelconque autonomie des causes secondes ferait injure à Son omnipotence. ʿĪsā est, et agi selon la stricte volonté d’Allah et surtout celle de Mahomet.
Cette unité de volonté Messie-Allah est conforme à l’hérésie monothélite (dogme qui confessa la pleine humanité du Christ en lui reconnaissant une volonté humaine subordonnée et distincte de sa volonté divine) édictée par l’empereur romain d’Orient Héraclius en 622. Mais se pose alors la question de la responsabilité de la violence de Dieu : si l’homme ne peut agir que sous la motion explicite d’Allah, cela signifie que l’auteur de la violence est initialement Allah lui-même. Un tel Dieu n’est tenu à aucune loi, aucune rationalité, aucune limite. Les violences perpétrées par ʿĪsā mettent dès lors directement en cause Dieu et l’homme.
Quand Mahomet rêve de ʿĪsā
En suspension dans l’au-delà, ʿĪsā ne quitte pas la scène islamique pour autant. Non seulement sa vie, sa suspension, sa fausse mort sont amplement décrites dans les hadiths truqués mais aussi sa vie céleste ! Dans un récit du voyage céleste prêté à Mahomet, ʿĪsā est là au Paradis. Un recueil de hadiths rapporte un rêve du prophète : «Aujourd’hui, je me suis vu en rêve près de la Ka’ba. J’y ai vu un homme pâle et brun, le plus beau de tous les hommes bruns qu’il se puisse voir. Il avait les cheveux les plus beaux qui retombaient derrière ses oreilles. [] et de l’eau en dégoulinait. Il accomplissait le tour de la Ka’ba. [] «C’est le Messie, fils de Marie». Soudain, je vis un homme aux cheveux bouclés, aveugle de l’œil droit qui ressemblait à un grain de raisin proéminent. [] «C’est le Daajjal» [5], «le Trompeur» ou «l’Imposteur», al-Masîh al-Daajjâl, le Faux Messie ou le Christ imposteur.
Le Dôme du Rocher, de vocation eschatologique, se focalise sur la définition d’ʿĪsā. Il n’évoque aucunement l’événement du survol fantastique de Mahomet au-dessus du mont du Temple. Ce n’est que plus tard que ce lieu (devenu Al-Aqsa) sera associé à la piste d’atterrissage d’Al Buraq, sa monture ailée à tête de femme et queue de paon (voir François Sweydan : Où sont les sites archéologiques arabes palestiniens ?) Qui plus est, le Dôme escamote totalement tout éloge du nouveau prédicateur. Le seul prophète qu’il se complaît à décrire est ʿĪsā, ibn Mariam. Logique, car dans le Coran c’est le seul intervenant au Jugement dernier, le seul à se battre violemment contre le Daajjal, le Faux Messie. Il était alors logique que le Dôme s’empare et célèbre ʿĪsā. Certes sa «parousie» est à peine affleurée par le Coran –juste à la sourate 43– mais c’est uniquement le fait des traductions forcées et faussées.
Quand Mahomet se substitue à ʿĪsā et à Jésus des Évangiles
La création d’une nouvelle communauté islamique, réceptacle de la Terre Sainte devait aboutir à la création d’un nouveau héros charismatique recevant une grande partie des attributs et cristallisant toutes les fonctions du Messie. Cette création a nécessité des glissements idéologiques et des falsifications textuelles dans le temps, celui des premiers califes omeyyades. Le hadith 5834 de Muslim (v. 821– 875 ; auteur perse de recueil d’hadiths) revendique la proximité inégalée du prédicateur Mahomet au fils de Marie. Mais Jésus devait être abaissé, dépouillé de sa Personne et de sa divinité, dissocié de Byzance et de son symbole de pouvoir. ʿĪsā fut mis en suspension, en pointillé et ainsi il devint l’ombre de Mahomet.
L’insistance même du Coran sur sa filiation à sa mère est déjà un rejet polémique de la croyance christique en sa divinité. Sa ‟nouvelle» fonction construite a posteriori de briseur de Croix et de dénonciateur des juifs est toute politique et trahit la peur de ce Signe. Le rejet progressif –bien après la mort de Mahomet– de ce symbole clef du pouvoir du Basileus est de surcroît intimement lié à la victoire byzantine sur les Perses. Lorsque ces derniers furent intégrés à l’Empire ce signe leur devint odieux. Il était impossible au nouvel Empire perse de reprendre les symboles byzantins qui les avaient anéantis. Des motifs persans, étoiles et lune et une conception théocratique du pouvoir de droit divin s’imposèrent ; le calife consubstantiel à Allah impose son image omnipotente et exige l’obéissance de tous ses sujets. La couronne de l’empereur sassanide d’Iran Chosroès II (règne de 590 à 628) fut suspendue au Dôme du Rocher et y est figurée (Doc. A), les signes perses arborés. Les pièces de monnaie sont devenues des proclamations omniprésentes des titres politiques et religieux absolus du calife.
En fait, l’iconoclasme islamique est l’ultime avatar, il absorbe goulûment la conception mésopotamienne «magique» des images sans âme et la mêle avec l’interdit mosaïque. Le personnage de ʿĪsā saccageur de Croix et exterminateur final des opposants juifs et chrétiens au Califat islamique est une pure création politique omeyyade. Le «ʿĪsā» historique est venu amplifier plus encore la tradition coranique primitive et il ne doit jamais être confondu avec Jésus des Évangiles [6], ni même rapproché d’aucune manière au Christ de la fin des temps.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Leila Qadr
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[1] Selon les hadiths, recensions des actes et des paroles attribués à Mahomet et ses compagnons.
[2] BUKKHĀRĪ Muḥammad b. Ismāʿīl, Le Ṣaḥīḥ d’al-Bukhāry. Les hadīth authentiques établis par le grand traditionniste l’ímam Abu Abdullah Muhammad ben Ismail Al-Bukhāry (m. 256. h), Beyrouth, Saida, al-Maktaba al –ʿaṣṣryyah, 2011, vol. 3, n° 2222.
[3] Image d’Edesse : relique consistant en une pièce de tissu rectangulaire sur laquelle l’image du Christ ou Sainte Face a été miraculeusement imprimée de son vivant.
[4] John HALTON, Money, Power and Politics in Early Islamic Syria: A Review of Current Debates. Ashgate Publishing, Ltd., 28 juin 2013.
[5] Imam MUSLIM, Sahih Muslim, Al-Hadith, 2013, vol. 1, n° 425 [169], p. 183.
[6] Abbé Alain Arbez, Essentiel : «pourquoi Issa n’est pas Jésus», par l’Abbé Arbez,
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