Le journaliste de RFI David Thomson a rencontré des Français de retour de Syrie et d’Irak. Selon lui, nombre d’entre eux restent favorables aux attentats. Il livre leurs témoignages dans «les Revenants».
Les départs se sont enfin taris. Après les tristes records qui s’alignaient depuis 2012, le nombre de jihadistes français rejoignant l’Etat islamique commence à diminuer. Certains prennent même le chemin du retour. C’est à eux que le journaliste de RFI David Thomson consacre son nouveau livre, les Revenants (une coédition du Seuil avec le site d’information Les Jours). Depuis 2011, il a réalisé une centaine d’entretiens avec des jihadistes français, belges, tunisiens… Une vingtaine de «revenants» et de «revenantes» se sont confiés à lui.
Ces hommes et femmes reviennent-ils déçus ou dégoûtés par le jihadisme ?
La promesse hédoniste des débuts (2012-2014) n’empêche pas les convictions. Tous les Français étaient parfaitement conscients de la réalité terroriste des groupes qu’ils rejoignaient. Quasiment aucun n’a rejoint l’Armée syrienne libre. Dès 2012-2013, mes entretiens montraient qu’ils étaient animés par l’idéologie d’Al-Qaeda, convaincus que cet islam était le seul authentique, et la seule voie pour accéder au paradis. La promesse d’un «Disneyland pour moudjahidin», pour reprendre l’expression de l’un d’eux, se doublait d’une promesse de paradis, de vie dans l’au-delà. Ceux qui rentrent sont tous déçus, mais la majorité conserve des convictions jihadistes. Ils n’en ont pas une mauvaise image. Dans mon livre, je parle d’une jeune femme, rentrée à l’été 2015, aujourd’hui libre. Elle dit toujours que l’attentat contre Charlie Hebdo était le plus beau jour de sa vie et elle rêve qu’un attentat soit commis en France par une femme, tout en racontant qu’elle a vécu les pires injustices au sein de l’EI (elle a été emprisonnée, battue, privée de ses biens, etc.). Selon son analyse, le problème ne vient pas de la hiérarchie au sein de l’Etat islamique, mais des Français de l’EI, dit-elle, qui auraient importé leur «jahiliya» de cité, leur vie d’avant, préislamique, leurs codes sociaux de quartiers sensibles.
Y a-t-il des repentis parmi ces jeunes gens qui reviennent ?
Certains sortent de cette idéologie. Ces prises de conscience personnelles, minoritaires, ne se font en aucun cas au contact de programmes de déradicalisation. Zoubeir [âgé de 20 ans, il a passé un an en Syrie au sein de groupes jihadistes, ndlr] continue d’être convaincu que l’islam authentique est le jihadisme, mais il en a été dégoûté, et il se considère désormais comme un apostat, un «ex-muslim». Plusieurs disent avoir quitté le salafisme jihadiste pour le quiétisme. Beaucoup d’autres affirment ouvertement être favorables aux attentats en France et restent totalement ancrés dans l’idéologie jihadiste. Personne n’a de solution magique pour ôter la radicalité violente de ces jeunes. Aujourd’hui, la menace est générationnelle, même si l’Etat islamique n’a plus la même capacité d’attraction qu’il y a encore six mois. Son slogan, «Baqiya wa tatamaddad» («demeurer et s’étendre»), ne recouvre plus la moindre réalité : l’EI recule sur l’ensemble des fronts en Syrie, en Irak et même en Libye. Aujourd’hui, ce proto-Etat jihadiste est en train de s’écrouler. Il ne contrôle plus ses frontières, ne peut donc plus faire venir de nouveaux combattants. Depuis le printemps, sa stratégie a changé. L’organisation demande à ses partisans de rester chez eux pour frapper. L’EI est en train de retourner à la clandestinité. Mais la menace ne disparaît pas en même temps que ce proto-Etat, elle mute.
Aux sujets des attentats, vous écrivez à plusieurs reprises qu’ils ne sont pas une réponse aux bombardements de la coalition, comme l’affirme la propagande de l’organisation.
La logique terroriste préexistait à l’intervention française. Bien avant les frappes, la logique terroriste faisait partie de l’ADN de l’Etat islamique. Dès 2012 et 2013, j’ai mené des entretiens avec des membres de la brigade des étrangers, qui a constitué la cellule-souche du commando du 13 Novembre. Ils avaient l’idée de commettre des attentats en Europe avant les frappes de la coalition. Nemmouche, de son côté, n’a pas attendu [il est poursuivi pour l’assassinat de quatre personnes au Musée juif de Bruxelles en mai 2014]. Ils n’agissaient pas au nom de l’organisation. L’intervention occidentale leur a donné un prétexte, que beaucoup attendaient, pour rentrer et tuer des civils. Une majorité en rêvait. Un Français qui combattait au sein d’une brigade anglophone m’a expliqué que le ressentiment des jihadistes anglais était bien moins fort à l’égard de leur pays. J’ai demandé à un autre, qui a fait une vidéo pour appeler à des attentats en France, pourquoi la France était le pays le plus menacé. Il m’a répondu : «La plupart d’entre nous sommes d’origines marocaine, algérienne. Personne n’a oublié les crimes de la France au moment de la colonisation et de la décolonisation. La France est l’ennemi de l’islam aujourd’hui à cause de sa législation, de la laïcité, mais aussi de son histoire, en raison de son passé colonial.»
Les jihadistes français sont-ils des seconds couteaux ou certains sont-ils haut placés dans l’organigramme de l’EI ?
Peu occupent des postes importants car il faut avoir fait ses preuves. C’est le cas de certains, dont Boubaker al-Hakim, à mes yeux le Français le plus important de l’Etat islamique. Ce vétéran a traversé quinze ans de jihadisme. Il avait rejoint le premier jihad irakien après 2003. Son frère est mort pendant la bataille de Falloujah. Il est arrêté en Syrie, renvoyé en France et condamné. A sa sortie de prison en 2011, il rejoint la Tunisie, dont il est originaire, et commence à trafiquer des armes avec la Libye pour militariser le mouvement jihadiste tunisien. Il participe directement au commando qui a assassiné les deux opposants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, manquant faire dérailler le processus démocratique. Il passe ensuite en Libye, dans un camp qui a servi d’embryon à l’EI dans ce pays, puis en Syrie. Il est aujourd’hui l’un des émirs militaires les plus importants. Boubaker al-Hakim est à la tête d’une unité de commando dont la seule vocation est de former des gens en Syrie pour faire des attentats en France. Ils ne font que ça ! Ils ne réfléchissent qu’à frapper la France. Mais la plupart des Français n’occupent pas de postes importants parce qu’ils sont nouveaux dans le jihad et ne parlent pas arabe. En plus, ils traînent une mauvaise réputation : ils râlent, ils refusent d’aller au combat, etc. L’un d’eux m’a raconté s’être volontairement foulé la cheville dans les escaliers pour ne pas aller au front.
Vous insistez sur les ponts entre délinquance et jihadisme. Pourquoi le passage de l’un à l’autre est-il si facile ?
De prime abord, on peut penser que les deux univers ne sont pas compatibles, alors qu’ils le sont totalement. Il faut préciser que les délinquants déjà condamnés en France ne sont pas forcément majoritaires chez les Français en Syrie, mais la plupart baignaient dans cet univers. Non seulement le jihadisme n’exige pas la fin des comportements délictuels et criminels, mais il leur offre une onction transcendantale avec une légitimation religieuse. Le délinquant vole en France, en Syrie il ramasse du butin de guerre (la ghanima). Les insultes passent de «tapette» à «kouffar», etc. Tout change pour que rien ne change. Pour ces jeunes, c’est l’assurance d’acquérir tout ce qui était inaccessible en France : les biens matériels, les femmes avec une promesse d’hypersexualité. Ils peuvent avoir quatre épouses, en faire venir de France, et ils passent beaucoup de temps sur les réseaux sociaux. Il y a aussi les «réservoirs de femmes», où les combattants peuvent faire des speed datings de quinze minutes pour choisir une épouse. C’est le seul moment où ils ont le droit de voir leur visage. Mais les codes esthétiques sont restés ceux de la société moderne. Une femme d’un maqqar [une de ces maisons dans lesquelles sont assignées les femmes célibataires] qui venait de se faire éconduire raconte : «Ils veulent tous des Kim Kardashian.»
Vous évoquez la «jihadisation de la délinquance». Est-ce une autre façon de parler d’«islamisation de la radicalité» ?
Je trouve que cette formule est très juste. J’ai rencontré un jeune qui incarne sans le savoir cette «islamisation de la révolte radicale», selon la formule initiale d’Alain Bertho, également reprise par Olivier Roy. Zoubeir, dont j’ai déjà parlé, s’ennuyait dans son quartier. Il jouait à la console, n’avait jamais eu de relations sexuelles à 17 ans, avait peu de copains et une vie religieuse très forte dans sa famille. Les jihadistes ne sont pas des gens qui ne connaissent pas la religion, mais ils en adoptent une certaine vision. Ils sont habités par cette lecture de l’islam, ce courant de l’islam. Zoubeir avait toujours voulu être un homme politique, il était dans une logique antisystème. Parfois, il était pour l’extrême gauche, parfois pour le FN, alors qu’il était d’origine marocaine. Il m’a confié avoir cette radicalité politique en lui et une éducation religieuse musulmane très structurante. «Qui dans le monde musulman avait cette pensée révolutionnaire ? Il n’y avait qu’Al-Qaeda», pense-t-il. Alain Bertho explique que les idéologies se sont écroulées, qu’aucun projet n’est plus porteur. Aux yeux de Zoubeir, il n’y avait pas de projet en France, hormis travailler pour consommer. «Consommer ne nous donne pas envie de vivre», explique-t-il. Il avait besoin d’une transcendance ! Le jihadisme s’est introduit dans ce vide idéologique, contemporain de la postmodernité. Mais contrairement à ce que défend Olivier Roy, je ne pense pas que ce soit un nihilisme. Au contraire, c’est l’espoir en un mieux social, politique, avec un projet très clair, et en un paradis céleste qui les anime tous. L’islamisation de la radicalité n’annihile en rien la réalité et la sincérité des convictions religieuses et politiques des jihadistes.
© Gaïa
Source : Liberation
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