mardi 18 décembre 2012

Mali : Tombouctou dans l'enfer du djihad

« La charia est une justice divine et nous devons l'appliquer »

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Un ancien habitant de la cité millénaire du Nord-Mali est retourné dans sa ville natale, aux mains d'Al-Qaïda au Maghreb islamique et de ses alliés. Il en raconte la vie quotidienne sous le joug des nouveaux maîtres. Un voyage exceptionnel au coeur du fanatisme et de la barbarie.
Au Mali, le trajet en voiture entre Bamako et Tombouctou, la mythique cité saharienne, a toujours été un périple jalonné d'imprévus; 800 kilomètres de route chaotique, puis 200 kilomètres de piste, soumis aux vents de sable, séparent les deux villes. Depuis que des groupes djihadistes et des rebelles touareg ont chassé du nord du pays l'armée et les représentants de l'Etat, il y a huit mois environ, le voyage est plus risqué que jamais.
A Douentza, fausse "ville frontière" écrasée de silence, un premier check point. Des jeunes gens enturbannés, kalachnikov en bandoulière, arrêtent les véhicules, dévisagent les passagers. On passe sans trop d'encombre. 200 kilomètres plus loin, il faut prendre le bac pour traverser le fleuve Niger. A bord, l'atmosphère est tendue: les hommes d'Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et leurs alliés fouillent tous les bagages. Ordinateurs portables, téléphones mobiles haut de gamme et appareils photo sont confisqués: les islamistes sont persuadés que l'armée malienne et les services français tentent d'infiltrer des informateurs dans la ville... A l'entrée sud, sur le grand panneau où était naguère inscrit "Bienvenue dans la cité des 333 saints", on lit désormais : "Bienvenue à la Porte d'application de la Charia".
Tombouctou, ma ville natale, est méconnaissable. Centre spirituel et culturel millénaire, carrefour de tous les peuples sahariens -Arabes, Touareg, Songhaï, Peuls- c'est aujourd'hui une ville fantôme, interdite aux Occidentaux, sous peine d'être pris en otage. Près de la moitié des 55 000 habitants ont fui depuis l'irruption des djihadistes, le 1er avril, pour se réfugier dans le Sud ou en Mauritanie.
A leur arrivée, afin d'amadouer la population, les principaux "émirs" d'Aqmi et d'Ansar ed-Dine (Défenseurs de la religion), un mouvement salafiste majoritairement touareg, ont tout d'abord décrété la gratuité de l'eau, de l'électricité et des soins à l'hôpital. Ils ont aussi supprimé les taxes sur les marchandises et les impôts locaux... Mais ces islamistes armés, dont beaucoup sont étrangers au Mali, ont surtout accaparé le pouvoir. Ils terrorisent les habitants avec leur interprétation archaïque de la loi coranique. Leur dogme d'inspiration wahhabite -un courant très rigoriste, venu d'Arabie saoudite- n'a rien à voir avec l'islam pratiqué ici, qui cohabite avec les autres religions et intègre les traditions ancestrales.
Très vite, les djihadistes ont rasé les mausolées des saints fondateurs de la ville. Ils ont détruit l'église et le temple protestant. Les prêtres et les pasteurs ont été chassés. Leurs domiciles, vandalisés. Aujourd'hui réfugié aux Etats-Unis, le pasteur Nouh ag Infa, un Tombouctien converti au protestantisme, témoigne: "Ma maison a été saccagée à deux reprises. La dernière fois, le 23 novembre, les barbus ont tout emporté. Dans ma bibliothèque, il y avait 2 600 manuscrits arabes traitant de l'histoire et des traditions de la ville. J'avais aussi conservé des souvenirs d'un voyage en Israël, ce qui a dû décupler leur rage..."
Même intolérance pour ce qui concerne l'éducation. Les écoles publiques sont fermées. L'enseignement de la philosophie, de la culture occidentale et tout ce qui a trait à l'éducation sexuelle ou la planification familiale est banni. La mixité n'existe plus. Seul l'enseignement coranique a droit de cité. Au désespoir de certains parents, qui redoutent les effets de la propagande islamiste sur leurs enfants.

Mariages forcés, viols, amputations...

Mais il y a pire encore. Car la charia, version violente, s'impose dans la vie de tous les jours. Depuis huit mois, à Tombouctou, comme dans les autres villes de cet "Aqmi-stan" coupé du monde, tout est haram, illicite, interdit. L'alcool, bien sûr, mais aussi la cigarette, la musique, la danse, la radio, les jeux... A compter du 1er décembre, les familles ont dû décrocher les antennes paraboliques qui permettaient de capter les chaînes de télévision étrangères. Les hommes sont tenus de retrousser leur pantalon au-dessus de la cheville, comme le faisaient, d'après la tradition, les compagnons du Prophète. Et malheur au coiffeur qui accepterait de raser trop court les barbiches...
Les femmes sont les premières cibles de la surenchère intégriste. Dans la rue, elles doivent porter un voile ample et couvrir leur chevelure. Elles ont interdiction de s'adresser à un homme qui n'est pas de leur famille et doivent même lui tourner le dos. Au marché, elles sont contraintes de porter des gants pour payer et recevoir leurs achats des mains d'un commerçant de sexe masculin.
Mali-police-islamique-dans-une-banqueEn permanence, des membres de la "police islamique" parcourent les rues, perchés sur leurs pick-up, pour interpeller les contrevenants à cet ordre implacable. Là encore, les femmes ont droit à un traitement particulier. Une unité spéciale, dirigée par Mohamed Mossa, un homme du cru passé au service des islamistes, ne relâche jamais sa traque. Les "fautives" sont enfermées, dans une pièce minuscule du nouveau "centre de recommandation du convenable et d'interdiction du blâmable". Sous le couvert de l'anonymat, un témoin affirme que des femmes enceintes y ont été battues, que des mères se sont vu refuser le droit d'y allaiter leur enfant: "Ce qui se passe dans les geôles d'Aqmi et de ses complices est inhumain, dit-il. On a vraiment l'impression que ces djihadistes portent en eux la haine du genre féminin. Pour eux, elles sont nées pour faire le ménage, enfanter et obéir..."
L'horreur culmine à l'occasion des séances de châtiments corporels infligés en public, sur la place du marché. Nommés par les "émirs", les nouveaux juges islamiques prononcent chaque jeudi des sanctions irrévocables. Prendre un sens interdit: une amende de 2 000 francs CFA (3 euros) ou 12 coups de chicote. Consommation d'alcool: 40 frappes. Porter une femme à l'arrière d'une moto: 20 coups pour le premier et 40 pour la seconde. Il y a pire. Les voleurs, ou supposés tels, ont la main droite coupée. Les bandits de grand chemin sont amputés du pied gauche. En septembre, Mahamane Dédéou Maïga a eu la main tranchée. Soigné à l'hôpital, le mutilé a été filmé sous la contrainte aux côtés de ses bourreaux. Dans la vidéo, il vante les bienfaits de sa peine, tandis qu'on lui remet 300 000 francs CFA (450 euros)... Sanda Ould Boumama, l'un des chefs locaux du mouvement Ansar ed-Dine, lié à Aqmi, est inflexible: "La charia est une justice divine et nous devons l'appliquer."
Beaucoup d'islamistes armés bafouent les règles qu'ils prétendent appliquer. Plusieurs cas de mariages forcés et de viols collectifs ont été rapportés. "Une mère de famille dont la fille avait été "choisie" par un djihadiste a constaté que, chaque soir, un homme différent se présentait auprès de cette dernière", rapporte El-Hadj Baba Haidara, député de Tombouctou, désormais réfugié à Bamako.
Face à l'arbitraire et au fanatisme, les Tombouctiens font de la résistance passive. Imams et notables locaux mettent en garde la population contre le discours de haine des salafistes. Le 22 novembre dernier, jour du Nouvel An musulman, les rassemblements publics et les réjouissances traditionnelles ont été interdits. Alors, les familles ont célébré la fête dans la discrétion, calfeutrées à la maison, dans une ville plongée dans le noir.
Car plus rien ne fonctionne à Tombouctou. Détournés par les groupes armés, les stocks de carburant s'amenuisent et le gas-oil de contrebande se revend à prix d'or. Du coup, la centrale électrique tourne au ralenti. Les coupures de courant se multiplient et les pompes d'approvisionnement en eau suffoquent. La situation sanitaire est préoccupante, même si des ONG telles que Médecins sans frontières, Médecins du monde et la Croix-Rouge internationale permettent à l'hôpital d'assurer tant bien que mal sa mission... Les pharmacies baissent le rideau. Toute l'économie locale, en fait, est paralysée. L'activité touristique? Un lointain souvenir. Le commerce, alimenté par les camions venus du Sud ou des pays frontaliers, est moribond. L'aide alimentaire internationale nourrit, à elle seule, une grande partie de la population.

Les chefs islamistes occupent hôtels et villas

Certains jeunes désoeuvrés basculent dans la délinquance ou la prostitution, malgré les châtiments encourus. D'autres cèdent aux sirènes islamistes. "Quand ils te recrutent, ta famille peut toucher jusqu'à 500 000 francs CFA [760 euros], explique Mohamed D., un apprenti chauffeur au chômage. Chez eux, tu manges à ta faim. Pendant deux semaines, on t'entraîne à manier la kalachnikov et à courir en plein désert. Après, un prédicateur t'enseigne les bases du djihad." Ensuite? "Quand on leur demande un salaire, ils répondent toujours "demain". Dans leur langage, demain, c'est l'au-delà..."
A la tête de petits détachements, les chefs islamistes paradent dans Tombouctou. Abou Zeid, émir algérien d'Aqmi - qui détient probablement quatre des sept otages français -réside d'ordinaire dans le palais construit par le défunt colonel Kadhafi. Sanda Ould Boumama, ancien d'Aqmi passé à Ansar ed-Dine, navigue entre sa demeure familiale et les locaux de la Banque internationale du Mali. De quelles forces disposent-ils vraiment? De 200 à 300 hommes, en comptant les unités mobiles qui sillonnent les environs. Ces derniers temps, les djihadistes ravitaillent leurs bases de repli, en plein désert. Le survol régulier de la ville par des avions de reconnaissance vient leur rappeler qu'une intervention militaire internationale, même lointaine, aura lieu un jour. Pendant ce temps, le peuple de Tombouctou guette lui aussi un signe du ciel. Et prie pour que quelqu'un vienne le délivrer de cet enfer.
Source : L'Express, Par El-Hadj Ben Cissé (pseudonyme), avec , 12 décembre 2012

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