jeudi 13 décembre 2012

Où vont la Syrie et le Moyen-Orient ?

Aymeric Chauprade, vient de donner une interview au Quotidien de la Jeunesse de Chine sous le titre : « L’énergie, but inavoué des Etats-Unis et de l’Europe en Syrie. » C’est le thème qu’il a développé lors de sa conférence à Saint-Domingue le 27 novembre dernier, dont on trouvera le texte ci-après. Dans une brillante analyse, il a très clairement expliqué les différents aspects des événements de Syrie, leurs causes et leurs effets, sans omettre la nature réelle du lien entre le dollar et le pétrole ni les déboires qu’encourraient les Etats-Unis si ce lien venait à être rompu. Quant à la Syrie, il démontre le rôle stratégique – que les Européens focalisés sur la tragique guerre civile ignorent généralement – que ce petit pays « joue dans les logiques pétrolières et gazières au Moyen-Orient ». La démonstration est imparable ! Polémia
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Comprendre la géopolitique du Moyen-Orient c’est comprendre la combinaison de multiples forces. Nous allons voir qu’il faut envisager au moins la combinaison de 3 logiques :
  • - les forces intérieures qui s’affrontent à l’intérieur d’un même État, comme la Syrie, l’Irak ou la Libye. Des conflits ethniques (Kurdes et Arabes), ou confessionnels anciens (chiites, sunnites, Alaouites, chrétiens…).
  • - les logiques d’influence des grands acteurs de puissance régionaux (l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar, Israël, la Turquie, l’Égypte…) et la façon dont ces acteurs utilisent les logiques communautaires dans les États où ils essaient d’imposer leur influence (Liban, Syrie, Irak)
  • - le jeu des grandes puissances (Etats-Unis, Russie, Chine, France, UK…) et en particulier la géopolitique du pétrole et du gaz.
A cette analyse géopolitique, il faut être capable de marier une analyse de science politique, et de comprendre en particulier ce qui se passe sur le plan des nouveaux courants idéologiques du monde arabe ou bien sur le plan de la légitimité des régimes politiques qui tremblent.
Par ailleurs il ne faut surtout pas avoir l’idée que les dynamiques qui secouent le Moyen-Orient sont très récentes. Il n’y a jamais eu de stabilité au Moyen-Orient dans les frontières que nous connaissons aujourd’hui. Si les Anciens parlaient à propos des colonisations et protectorats de pacification ce n’est pas pour rien. Seules les structures impériales, que ce soit l’Empire ottoman ou les Empires occidentaux, ou même dans une certaine mesure la Guerre froide entre l’Ouest et l’Est, ont en réalité gelé momentanément les affrontements claniques, tribaux, ethniques et confessionnels du Sahara jusqu’aux déserts d’Arabie en passant par le Croissant Fertile.
En réalité, il y a là une constante à peu près universelle. Là où de véritables États-nation homogènes n’ont pu se former, la guerre civile est devenu une sorte d’état instable permanent.
 
Eric Chauprade

Texte intégral
Où vont la Syrie et le Moyen-Orient ?
Conférence donnée par Aymeric Chauprade
à Funglode, St Domingue,
le 27 novembre 2012
(Texte intégral)
Polemia.com
9/12/2012
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Où vont la Syrie et le Moyen-Orient ?
Comprendre la géopolitique du Moyen-Orient c’est comprendre la combinaison de
multiples forces.
Nous allons voir qu’il faut envisager au moins la combinaison de 3 logiques :
- les forces intérieures qui s’affrontent à l’intérieur d’un même Etat, comme la
Syrie, l’Irak ou la Libye. Des conflits ethniques (Kurdes et Arabes), ou confessionnels
anciens (chiites, sunnites, Alaouites, chrétiens…) ;
- les logiques d’influence des grands acteurs de puissance régionaux (l’Iran,
l’Arabie Saoudite, le Qatar, Israël, la Turquie, l’Egypte…) et la façon dont ces acteurs
utilisent les logiques communautaires dans les Etats où ils essaient d’imposer leur
influence (Liban, Syrie, Irak) ;
- le jeu des grandes puissances (Etats-Unis, Russie, Chine, France, UK…) et en
particulier la géopolitique du pétrole et du gaz.
A cette analyse géopolitique il faut être capable de marier une analyse de science
politique, et de comprendre en particulier ce qui se passe sur le plan des nouveaux
courants idéologiques du monde arabe ou bien sur le plan de la légitimité des régimes
politiques qui tremblent.
Par ailleurs, il ne faut surtout pas avoir l’idée que les dynamiques qui secouent le
Moyen-Orient sont très récentes. Il n’y a jamais eu de stabilité au Moyen-Orient
dans les frontières que nous connaissons aujourd’hui. Si les Anciens parlaient à
propos des colonisations et protectorats de pacification ce n’est pas pour rien. Seules
les structures impériales, que ce soit l’Empire ottoman ou les Empires occidentaux, ou
même dans une certaine mesure la Guerre froide entre l’Ouest et l’Est, ont en réalité
gelé momentanément les affrontements claniques, tribaux, ethniques et
confessionnels du Sahara jusqu’aux déserts d’Arabie en passant par le Croissant
fertile.
En réalité, il y a là une constante à peu près universelle. Là où de véritables Etatsnations
homogènes n’ont pu se former, la guerre civile est devenue une sorte
d’état instable permanent.
Pour comprendre ce qui se passe en Syrie et les perspectives, je vais commencer par
inscrire notre réflexion dans une trame globale.
Les Etats-Unis et leurs alliés sont sortis vainqueurs de l’affrontement bipolaire en
1990 et l’effondrement de l’URSS a rendu possible, à la fois, l’extension de la
mondialisation libérale à de nombreux pays du monde, et des transformations
géopolitiques majeures comme la réunification de l’Allemagne et l’explosion de la
Yougoslavie.
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Les Etats-Unis ont tenté alors, portés par cette dynamique, d’accélérer le plus possible
ce phénomène et d’imposer l’unipolarité, c’est-à-dire un monde centré sur leur
domination géopolitique, économique, culturelle (softpower).
Ils se sont appuyés sur le droit d’ingérence face aux purifications ethniques ou aux
dictatures, comme sur la lutte contre l’islamisme radical (depuis le 11 septembre 2001
en particulier) pour accélérer leur projection géopolitique mondiale.
Mais c’était sans compter sur une logique contradictoire : la logique multipolaire
qui a été d’une certaine manière l’effet boomerang de l’expansion capitalistique
soutenue par les Américains après la chute de l’URSS. Dopées par la croissance, ce
que les Américains voyaient comme des marchés émergents, sont devenues des
nations émergentes, soucieuses de compter de nouveau dans l’histoire, de restaurer
leur puissance et de reprendre le contrôle de leurs ressources énergétiques ou
minières. De la Russie à la Chine, en passant par l’Inde, le Brésil, la Turquie, jusqu’au
Qatar, partout des Etats nations forts de leur cohésion identitaire et de leurs
aspirations géopolitiques, s’emploient à jouer un rôle géopolitique croissant.
Washington a compris très tôt que la Chine marchait vers la place de première
puissance mondiale et qu’elle ne se contenterait pas de la puissance économique mais
s’emploierait à devenir aussi la première puissance géopolitique : perspective
incompatible avec la projection géopolitique mondiale des Etats-Unis qui dominent
encore l’Europe avec l’OTAN, contrôlent l’essentiel des réserves de pétrole du Moyen-
Orient et tiennent les océans grâce à leur formidable outil naval.
Dans cette compétition entre les Etats-Unis et la Chine, qui déjà dans le
Pacifique fait penser aux années qui précédèrent l’affrontement entre les Américains
et les Japonais dans la première partie du XXe siècle, le Moyen-Orient tient toute sa
place.
Le Moyen-Orient représente 48,1% des réserves prouvées de pétrole en 2012
(contre 64% en 1991) et 38,4% des réserves de gaz (2012, BP Statistical Review)
(contre 32,4% en 1991).
Pour les Etats-Unis, contrôler le Moyen-Orient, c’est contrôler largement la
dépendance de l’Asie et en particulier celle de la Chine. L’AIE dans son dernier rapport
prédit en effet que l’Asie absorbera 90% des exportations en provenance du Moyen-
Orient, en 2035.
Comme l’Agence Internationale de l’Energie nous l’annonçait début novembre 2012, la
production de pétrole brut des Etats-Unis dépassera celle de l’Arabie Saoudite vers
2020, grâce au pétrole de schiste. Les Etats-Unis qui importent aujourd’hui 20% de
leurs besoins énergétiques deviendraient presque autosuffisants d’ici 2035.
Rappelons qu’en 1911 quand le gouvernement américain morcela la gigantesque
Standard Oil (de laquelle naîtront Exxon, Mobil, Chevron, Conoco et d’autres encore),
cette compagnie assumait alors 80% de la production mondiale. Si les Etats-Unis
redeviennent premiers producteurs mondiaux, nous ne ferons que revenir à
la situation qui prévalait au début du XXe siècle.
Entre 1945 et maintenant, l’un des grands problèmes des Américains a été le
nationalisme pétrolier, qui du Moyen-Orient à l’Amérique Latine n’a cessé de
grignoter son contrôle des réserves et de la production.
Il se passe donc exactement ce que j’écrivais il y a déjà presque dix ans (ce qui ne me
rajeunit pas !), au moment de la Deuxième guerre d’Irak. Les Etats-Unis ne cherchent
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pas à contrôler le Moyen-Orient pour leur propres approvisionnements puisqu’ils
s’approvisionneront de moins en moins au Moyen-Orient (aujourd’hui déjà le continent
africain pèse plus dans leurs importations), mais ils chercheront à contrôler ce Moyen-
Orient pour contrôler la dépendance de leurs compétiteurs principaux, européens et
asiatiques.
Si les Américains contrôlent encore le Moyen-Orient dans 20 ans (et je ne parle même
pas de l’Afrique qui ne maîtrisera certainement pas son destin et sera sans doute
partagée entre des influences occidentales et chinoise), cela signifie qu’ils auront une
emprise énergétique considérable sur le monde et donc que la valeur stratégique de
pays comme la Russie, le Venezuela (premier pays du monde devant l’Arabie
Saoudite en réserves prouvées de pétrole : 17,9% contre 16,1% soit 296,5 milliards
de barils de réserves sur le 1,65 trilliard du monde : BP 2012) ou le Brésil (grâce à
son off-shore profond) aura alors fortement augmenté puisqu’ils seront des réservoirs
alternatifs précieux, l’un pour l’Europe et l’Asie, l’autre pour l’Amérique latine.
Je fais partie de ceux qui ne croient pas à la raréfaction du pétrole. Non seulement
parce que dans les faits, et contrairement à tous ceux qui n’ont cessé d’annoncer un
peak oil qui ne s’est jamais produit, les réserves prouvées n’ont jamais cessé
d’augmenter et que les perspectives avec le off-shore profond et le pétrole de schiste
sont gigantesques, mais, au-delà, parce que je suis très convaincu par la thèse dite
abiotique de l’origine du pétrole, c’est-à-dire que le pétrole n’a pas pour origine la
décomposition des dinosaures dans les fosses sédimentaires mais qu’il est un liquide
abondant qui coule sous le manteau de la terre, qu’il est fabriqué à des températures
et des pressions gigantesques à des profondeurs incroyables, et que par conséquent
ce que nous extrayons est ce qui est remonté des profondeurs de la terre par
fracturation du manteau.
Nous n’avons pas le temps d’entrer dans ce débat scientifique mais selon l’explication
biotique ou abiotique les conséquences dans le domaine de la géopolitique sont
radicalement différentes. Si le pétrole a une origine biotique la question est bien celle
de l’épuisement et des conséquences géopolitiques de la raréfaction puis de
l’épuisement. Si le pétrole a une origine abiotique, l’enjeu est bien le off-shore profond
et toutes les techniques de fracturation permettant de faire remonter le liquide
précieux des profondeurs du manteau.
Mais revenons au pétrole du Moyen-Orient et souvenons-nous de quelques faits
essentiels.
En brisant le régime de Saddam Hussein, les Américains ont tué dans l’oeuf deux
logiques qu’ils combattaient depuis toujours :
- le nationalisme pétrolier en Irak. Ils visent désormais le nationalisme pétrolier
iranien ;
- le risque de sortie du pétro-dollar : le fait d’accepter de se faire payer son pétrole en
euro ou dans une autre devise que le dollar, ce que Saddam Hussein avait annoncé
vouloir faire en 2002 et que les Iraniens font aujourd’hui et qui explique largement
pourquoi les Américains imposent un embargo drastique sur les hydrocarbures
iraniens.
Le lien entre pétrole et dollar est l’une des composantes essentielles de la puissance
du dollar. Il justifie que les pays disposent de réserves en dollars considérables pour
pouvoir payer leur pétrole, et par conséquent que le dollar soit une monnaie de
réserve principale. Par voie de conséquence, ce lien pétrole/dollar est bien ce qui
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permet aux Etats-Unis de financer leur formidable déficit budgétaire et de se
permettre une dette fédérale de plus de 15.000 milliards de dollars. Aujourd’hui tout
le monde parle des dettes et crises européennes, mais les Etats-Unis sont, sur le plan
de l’endettement (endettement fédéral, endettement des Etats, endettement des
ménages) dans une bien pire situation que les Européens. Cependant leur bouclier
s’appelle « dollar » et on peut penser qu’ils ont utilisé le Talon d’Achille grec des
Européens pour affaiblir l’Union européenne et fragiliser l’euro. Imaginez que la crise
de la Grèce n’ait pas éclaté, et alors vous aurez ce qui se passait avant son
éclatement : les banques centrales des émergents continueraient à accumuler de
l’euro et à diminuer leurs réserves de dollars… On comprend mieux pourquoi la Grèce
a été conseillée par Goldman Sachs et JP. Morgan…
En imposant un embargo drastique sur l’Iran (9,1% des réserves prouvées selon BP
2012, soit le 3e rang mondial ; 15,9% des réserves prouvées de gaz soit le 2e rang
derrière la Russie avec 21,4% et devant le Qatar avec 12%), les Américains tentent
aussi de briser l’un des derniers pays à vouloir contrôler son système de production
pétrolier et gazier.
Quel est donc le lien avec la Syrie ? On en parle peu, mais la Syrie joue un
rôle stratégique dans les logiques pétrolières et gazières au Moyen-Orient.
Or en 2009 et 2010, peu avant que n’éclate la guerre, la Syrie a fait des choix qui ont
fortement déplu à l’Occident.
Quelles sont les données du problème ?
Depuis la fin de la Guerre froide, les Etats-Unis essaient de casser la dépendance de
l’Union européenne au gaz et au pétrole russe. Pour cela, ils ont favorisé des oléoducs
et gazoducs qui s’alimentent aux réserves d’Asie centrale et du Caucase mais qui
évitent soigneusement de traverser l’espace d’influence russe.
Ils ont notamment encouragé le projet Nabucco, lequel part d’Asie centrale, passe par
la Turquie (pour les infrastructures de stockage) visant ainsi à rendre l’Union
européenne dépendante de la Turquie (rappelons que les Américains soutiennent
ardemment l’inclusion de la Turquie dans l’UE tout simplement parce qu’ils ne veulent
pas d’une Europe-puissance), puis la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche, la
Tchéquie, la Croatie, la Slovénie et l’Italie.
Nabucco a clairement été lancé pour concurrencer deux projets russes qui
fonctionnent aujourd’hui :
- Northstream qui relie directement la Russie à l’Allemagne sans passer par l’Ukraine
et la Biélorussie ;
- Southstream qui relie la Russie à l’Europe du Sud (Italie, Grèce) et à l’Europe
centrale (Autriche-Hongrie).
Mais Nabucco manque d’approvisionnements et pour concurrencer les projets
russes, il lui faudrait pouvoir accéder :
1/ au gaz iranien qui rejoindrait le point de groupage de Erzurum en Turquie ;
2/ au gaz de la Méditerranée orientale : Syrie, Liban, Israël.
A propos du gaz de la Méditerranée orientale, il est essentiel de savoir que
depuis 2009 des bouleversements considérables se sont produits dans la
région.
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Des découvertes spectaculaires de gaz et de pétrole ont eu lieu en Méditerranée
orientale, dans le bassin du Levant d’une part, en mer Egée d’autre part.
Ces découvertes exacerbent fortement les contentieux entre Turquie, Grèce, Chypre,
Israël, Liban et Syrie.
En 2009, la compagnie américaine Noble Energy, partenaire d’Israël pour la
prospection, a découvert le gisement de Tamar à 80 km d’Haïfa. C’était la plus grande
découverte mondiale de gaz de 2009 (283 milliards de m3 de gaz naturel) et en 2009
donc, le statut énergétique d’Israël a radicalement changé, passant d’une situation
presque critique (plus que 3 ans de réserves et une très forte dépendance vis-à-vis de
l’Egypte) à des perspectives excellentes. Puis en octobre 2010, une découverte encore
plus considérable a brutalement donné à Israël plus de 100 ans d’autosuffisance
en matière gazière ! Israël a trouvé un méga-gisement offshore de gaz naturel qu’il
estime être dans sa ZEE : le gisement Léviathan.
Léviathan est situé à 135 km à l’ouest du port d’Haïfa, on le fore à 5000 m de
profondeur, avec 3 compagnies israéliennes plus cette fameuse compagnie
américaine, Noble Energy. Ses réserves sont estimées à 450 milliards de m3 (pour
avoir un ordre de grandeur, les réserves mondiales prouvées de gaz en 2011 sont de
208,4 trilliards de m3, soit 208.400 milliards de m3 et un pays comme la Russie
possède 44,6 trilliards). Quoi qu’il en soit, en 2010, Léviathan fut la plus importante
découverte de gaz en eau profonde de ces 10 dernières années.
Je ne donne pas de détails ici sur les découvertes faites parallèlement en mer Egée,
mais elles sont considérables et je vous demande simplement de garder en tête que la
Grèce est désormais un pays extrêmement potentiel sur le plan gazier, ce qui
participe peut-être aussi du déclenchement d’une crise européenne qui aboutira
bientôt… à la privatisation totale du système énergétique grec…
Voici ce que le US Geological Survey estime à propos de la Méditerranée orientale
(formée en l’espèce de 3 bassins : bassin égéen au large des côtes grecques, turques
et chypriotes ; bassin du Levant au large des côtes du Liban, d’Israël et de Syrie ;
bassin du Nil au large des côtes égyptiennes).
« Les ressources pétrolières et gazières du bassin du Levant sont estimées à 1,68
milliard de barils de pétrole et 3450 milliards de m3 de gaz » « les ressources non
découvertes de pétrole et gaz de la province du bassin du Nil sont estimées à environ
1,76 milliard de barils de pétrole et 6850 milliards de m3 de gaz naturel ».
L’USGS estime que le bassin de Sibérie occidentale (le plus grand bassin de gaz
connu) recèle 18.200 milliards de m3 de gaz. En clair, s’agissant du seul gaz, le
bassin du Levant c’est plus de la moitié du bassin de Sibérie occidentale.
Bien évidemment ces découvertes ont attisé les rivalités entre Etats voisins. Israël et
le Liban revendiquent chacun la souveraineté sur ces réserves et l’un des différends
profonds entre le président Obama et Benjamin Netanyahu est que les Etats-Unis, en
juillet 2011, ont appuyé la position libanaise contre Israël (car Beyrouth estime que le
gisement s’étend aussi sous ses eaux territoriales). Il semblerait que la position
américaine vise d’une part à entretenir la division pour jouer un rôle de médiation,
d’autre part à empêcher Israël de devenir un acteur autosuffisant.
Or notre Syrie se trouve au coeur de ces problématiques !
D’abord concernant Nabucco.
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En novembre 2010, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont demandé à Bachar el-Assad de
pouvoir ouvrir des oléoducs et gazoducs d’exportation vers la Méditerranée orientale.
Ces oléoducs leur permettraient, en effet, de desserrer la contrainte du transport
maritime via le détroit d’Ormuz puis le Canal de Suez et d’envoyer plus de gaz vers
l’Europe (notamment le Qatar, géant gazier du Moyen-Orient). La Syrie a refusé, avec
le soutien marqué de la Russie qui voit dans ces plans la volonté américaine,
française, saoudienne et qatarie de diminuer la dépendance européenne au gaz russe.
On comprend donc la compétition qui se joue entre, d’une part, les Occidentaux, la
Turquie et les monarchies du Golfe, d’autre part, la Russie, l’Iran et la Syrie,
auxquels s’est ajouté l’Irak dirigé par le chiite Maliki et qui s’est fortement
rapproché de Téhéran et de Damas au détriment des Américains.
En février 2011 les premiers troubles éclataient en Syrie, troubles qui n’ont cessé de
s’amplifier avec l’ingérence, d’une part, de combattants islamistes financés par le
Qatar et l’Arabie Saoudite, d’autre part, de l’action secrète des Occidentaux
(Américains, Britanniques et Français).
Le 25 juillet 2011, l’Iran a signé des accords concernant le transport de son gaz via la
Syrie et l’Irak. Ces accords font de la Syrie le principal centre de stockage et de
production, en liaison avec le Liban et l’idée de Téhéran est de desserrer ainsi la
contrainte de l’embargo. Gelé par la guerre, le chantier aurait étrangement repris le
19 novembre 2012, après l’élection d’Obama donc et la reprise de négociations
secrètes entre les Etats-Unis et l’Iran.
Du fait même de sa position centrale entre les gisements de production de l’Est (Irak,
monarchies pétrolières) et la Méditerranée orientale, via le port de Tartous, qui ouvre
la voie des exportations vers l’Europe, la Syrie est un enjeu stratégique de premier
plan.
Ajoutons à cela la question de l’évacuation du pétrole kurde.
Il existe un oléoduc qui aujourd’hui achemine le pétrole de Kirkuk (Kurdistan irakien)
à travers l’Irak puis la Jordanie et enfin Israël. Mais Israël pourrait aussi voir
réhabiliter l’ancien oléoduc Mossoul Haïfa (que les Britanniques utilisèrent de 1935 à
1948).
Ajoutons à cela que la Syrie dispose de réserves dans son sol et probablement en offshore.
Le 16 août 2011, le ministère syrien du pétrole a annoncé la découverte d’un
gisement de gaz à Qara, près de Homs, avec une capacité de production de 400.000
m3/j. S’agissant du off-shore, nous avons parlé tout à l’heure des estimations de
l’USGS concernant le bassin du Levant, il faut ajouter cette prédiction du Washington
Institute for Near East Policy qui pense que la Syrie disposerait des réserves de gaz
les plus importantes de tout le bassin méditerranéen oriental, bien supérieures encore
à celles d’Israël. Vous voyez là encore, mon leitmotiv et ce que j’ai souvent dit ici :
l’avenir c’est le off-shore profond et cela va donner à la mer une dimension
géopolitique considérable. Délaisser la mer et son espace maritime est donc, pour
n’importe quel pays du monde, une erreur stratégique tragique.
Il est évident donc que si un changement politique favorable aux Occidentaux, aux
Turcs, Saoudiens et Qataris intervenait en Syrie, et que celle-ci se coupait de la Russie
(les navires de guerre russes mouillent dans le port stratégique de Tartous, un port
qui peut bien sûr accueillir des tankers approvisionnés à partir des oléoducs qui y
arriveraient), alors toute la géopolitique pétrolière et gazière de la région serait
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bouleversée à leur avantage. N’oublions pas l’Egypte, exportatrice de gaz naturel, et
qui, elle aussi, aimerait voir son gaz raccordé à la Turquie via la Syrie.
Cette simple donnée pétrolière et gazière doit nous faire comprendre la
raison pour laquelle la Syrie est attaquée par les Turcs, les Occidentaux et les
monarchies du Golfe, et inversement pourquoi elle n’est lâchée ni par les
Russes, ni par les Iraniens, ni par les Irakiens.
Il nous faut maintenant comprendre les dynamiques géopolitiques internes de la
Syrie.
La Syrie c’est un peu plus de 20 millions d’habitants : 80% d’Arabes sunnites, 10%
d’Alaouites (une forme d’islam rattachée au chiisme, mais pas celui d’Iran) et 10% de
chrétiens.
Bachar el-Assad a à ses côtés 2 millions d’Alaouites encore plus résolus que lui à se
battre pour leur survie et plusieurs millions de minoritaires qui ne veulent pas d’une
mainmise sunnite sur le pouvoir.
Il faut comprendre qui sont ces Alaouites. Il s’agit d’une communauté issue, au
Xe siècle, aux frontières de l’Empire arabe et de l’Empire byzantin, d’une lointaine
scission du chiisme, et qui pratique un syncrétisme comprenant des éléments de
chiisme, de panthéisme hellénistique, de mazdéisme persan et de christianisme
byzantin. Il est très important pour notre analyse de savoir que les Alaouites sont
considérés par l’islam sunnite comme les pires des hérétiques. Au XIVe siècle, le
jurisconsulte salafiste Ibn Taymiyya, ancêtre du wahhabisme actuel et référence
de poids pour les islamistes du monde entier, a émis une fatwa demandant leur
persécution systématique et leur génocide.
Cette fatwa est toujours d’actualité chez les salafistes, les wahhabites et les Frères
musulmans, c’est-à-dire tous ceux que le pouvoir alaouite affronte en ce moment !
Avant le coup d’Etat d’Hafez el-Assad en 1970, les Alaouites n’ont connu que la
persécution de la part de l’islam dominant, le sunnisme.
Il faut quand même savoir que jusqu’en 1970 les bourgeois sunnites achetaient
encore, par contrat notarié, de jeunes esclaves alaouites.
Les choses se sont arrangées avec l’installation de l’idéologie nationaliste baathiste en
1963, laquelle fait primer l’arabité sur toute autre considération, et surtout de 1970.
En résumé, la guerre d’aujourd’hui n’est que le nouvel épisode sanglant de la
guerre des partisans d’Ibn Taymiyya contre les hérétiques alaouites, une
guerre qui dure depuis le XIVe siècle ! Cette fatwa est à mon avis la source d’un
nouveau génocide potentiel (semblable à celui du Rwanda) si le régime vient à
tomber. Voilà une donnée essentielle que les Occidentaux font mine pourtant
d’ignorer.
Pourchassés et persécutés durant des siècles, les Alaouites ont dû se réfugier dans les
montagnes côtières arides entre le Liban et l’actuelle Turquie tout en donnant à leur
croyance un côté hermétique et ésotérique, s’autorisant même le mensonge et la
dissimulation (la fameuse Taqqiya) pour échapper à leurs tortionnaires.
Mais alors, vous demandez-vous, comment ces Alaouites ont-ils fait pour
arriver au pouvoir?
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Soumise aux occupations militaires étrangères depuis des siècles, la bourgeoisie
sunnite de Syrie (un processus similaire s’est produit au Liban) a commis l’erreur
habituelle des riches au moment de l’indépendance du pays, en 1943. Le métier des
armes à été relégué aux pauvres et non aux fils de « bonne famille ». L’armée a donc
été constituée par des minorités : une majorité d’Alaouites mais aussi des chrétiens,
Ismaéliens, Druzes, Chiites.
Hafez el-Assad venait de l’une de ces familles modestes de la communauté alaouite. Il
est d’abord devenu chef de l’armée de l’air puis ministre de la défense avant de
s’emparer du pouvoir par la force afin de donner à sa communauté sa revanche sur
l’Histoire (avec ses alliés druzes et chrétiens).
Vous comprenez donc tout de suite que le régime, soutenu par 2 millions d’Alaouites,
sans doute 2 à 3 millions d’autres minorités, mais aussi une partie de la bourgeoisie
sunnite notamment de Damas, dont les intérêts économiques sont désormais très liés
à la dictature, n’a pas d’autre choix que de lutter à mort.
Quand je dis lutter à mort, je parle du régime que je distingue de Bachar el-Assad. Le
régime est plus puissant que Bachar et peut s’en débarrasser s’il estime qu’il en va de
sa survie. Mais s’en débarrasser éventuellement ne signifie pas mettre une démocratie
qui aboutirait inéluctablement (mathématiquement) au triomphe des islamistes,
comme en Tunisie, en Libye, en Egypte, au Yémen…
Les Chrétiens de Syrie ont vu ce qui s’est passé pour les Chrétiens d’Irak après la
chute de Saddam Hussein. Ils voient ce qui se passe en Egypte pour les Coptes, après
la victoire des islamistes. Les Druzes savent aussi qu’ils sont, comme les Alaouites,
considérés comme des hérétiques à détruire par les combattants salafistes et les
Frères musulmans.
Il est absolument illusoire de penser, comme on le pense en Occident, que les
Alaouites accepteront des réformes démocratiques qui amèneraient mécaniquement
les salafistes au pouvoir.
Je le répète : l’erreur consiste à penser que le pays est entré en guerre civile en 2011.
Il l’était déjà en 1980 quand un commando de Frères musulmans s’est introduit dans
l’école des cadets de l’armée de l’air d’Alep, a mis de côté des élèves officiers sunnites
et des Alaouites et a massacré 80 cadets alaouites en application de la fatwa d’Ibn
Taymiyya. Les Frères musulmans l’ont payé cher en 1982 à Hama, fief de la confrérie,
que l’oncle de l’actuel président a rasée en y faisant peut-être 20.000 morts. Les
violences intercommunautaires n’ont en réalité jamais cessé mais cela
n’intéressait pas l’Occident car il n’y avait à ce moment aucun agenda
pétrolier et gazier concernant la Syrie, ni aucun agenda contre l’Iran.
On dit que le régime est brutal et il est évidemment d’une brutalité incroyable, mais
ce n’est pas le régime en soi qui est brutal. La Syrie est passée de l’occupation
ottomane et ses méthodes d’écorchage vif, au mandat français de 1920 à 1943, aux
anciens nazis réfugiés à partir de 1945 qui sont devenus des conseillers techniques, et
ensuite aux conseillers du KGB. C’est évident qu’il n’y a rien à attendre de ce régime
en matière de droits de l’homme, de réformes démocratiques… Mais il n’y a rien à
attendre non plus des rebelles islamistes qui veulent prendre le pouvoir, et qui
disposent d’une fatwa fondamentale pour organiser un véritable génocide des
Alaouites. Et d’ailleurs attend-on quelque chose de l’Arabie Saoudite en matière de
droits de l’Homme ?
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Nous avons un vrai problème de traitement de l’information à propos de la Syrie,
comme nous l’avions hier s’agissant de l’Irak, de la Yougoslavie, de la Libye. Une fois
de plus le manichéisme médiatique occidental est à l’oeuvre, la machine à fabriquer
les Bons et les Méchants, en réalité en fonction surtout des intérêts occidentaux. La
source unique, je dis bien unique, des médias occidentaux est l’OSDH (Observatoire
syrien des Droits de l’Homme) lequel donne par exemple à l’Agence France Presse
l’état de la situation en Syrie, le nombre de morts, de blessés, les exactions etc…
Or qu’est-ce que l’OSDH ? Il s’agit d’une émanation des Frères musulmans qui est
dirigée par des militants islamistes et dont le fondateur, Ryadh el-Maleh, a été
condamné pour violences. Basé à Londres depuis la fin des années 1980, il est sous la
protection des services britanniques et américains et reçoit des fonds du Qatar et de
l’Arabie Saoudite.
Outre l’OSDH comme référence médiatique, la référence politique des médias
occidentaux c’est le Conseil National Syrien, créé en 2011, à Istanbul, sur le
modèle du CNT libyen et à l’initiative du parti islamiste turc, l’AKP.
Financé par le Qatar, le CNS a été coulé dans sa forme initiale à la conférence de
Doha, début novembre 2012 par Washington. Les Etats-Unis considéraient en effet
depuis des mois qu’il n’était pas assez représentatif et ont suscité à la place la
Coalition nationale des Forces de l’opposition et de la révolution. La réalité est
que les Américains trouvaient que la France avait trop d’influence sur ce Conseil où
elle avait placé l’opposant syrien sunnite Burhan Ghalioun, professeur de sociologie à
la Sorbonne. On retrouve là une compétition franco-américaine semblable à celle qui
s’était produite en Libye, où petit à petit l’influence française sur les rebelles anti-
Kadhafi a été annulée par l’action souterraine des Américains. Il faut dire que si la
France compte sur des professeurs de sociologie pour défendre ses intérêts au Moyen-
Orient, elle s’expose à bien des déconvenues…
A la manoeuvre en coulisse, le redoutable et très intelligent ambassadeur américain
Robert S. Ford, considéré comme le principal spécialiste du Moyen-Orient au
département d’Etat ; il fut l’assistant de John Negroponte de 2004 à 2006 en Irak où il
appliqua la même méthode qu’au Honduras : l’usage intensif d’escadrons de la mort.
Peu avant les événements de Syrie, il fut nommé par Obama ambassadeur à Damas
et prit ses fonctions malgré l’opposition du Sénat.
Cet ambassadeur a fait mettre à la tête de la Coalition nationale des Forces de
l’opposition et de la révolution une personne dont la presse ne parle pas : le
cheikh Ahmad Moaz Al-Khatib.
Son parcours est intéressant et vous allez assez vite comprendre pour quelle raison je
m’y attarde.
Il est un ingénieur en géophysique qui a travaillé 6 ans pour la al-Furat Petroleum
Company (1985-1991), une joint-venture entre la compagnie nationale syrienne et
des compagnies étrangères, dont l’anglo-hollandaise Shell. En 1992, il hérite de son
père la prestigieuse charge de prêcheur de la Mosquée des Ommeyyades à Damas. Il
est rapidement relevé de ses fonctions par le régime baathiste et interdit de prêche
dans toute la Syrie. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque la Syrie soutient l’opération
américaine Tempête du Désert pour libérer le Koweït, et le cheikh, lui, y est opposé
pour les mêmes motifs religieux qu’Oussama Ben Laden : il ne veut pas de présence
occidentale sur la terre d’Arabie. Ce cheikh se fixe ensuite au Qatar puis, en 2003-
2004, revient en Syrie comme lobbyiste du groupe Shell. Il revient à nouveau en Syrie
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début 2012 où il enflamme le quartier de Douma (banlieue de Damas). Arrêté puis
amnistié il quitte le pays en juillet et s’installe au Caire.
Sa famille est bien de tradition soufie, donc normalement modérée, mais
contrairement à ce que dit l’AFP, il est membre de la confrérie des Frères musulmans
et l’a montré lors de son discours d’investiture à Doha. Bref, comme Hamid Karzai en
Afghanistan, les Américains nous ont sorti de leur chapeau un lobbyiste pétrolier !
Maintenant que nous avons donné des éléments d’analyse sur les forces internes à la
Syrie, regardons le jeu des forces régionales externes.
Je l’ai dit, la crise syrienne a éclaté à cause de l’ingérence saoudienne et qatarie
(soutenue par les ingérences française, britannique et américaine). L’Arabie
Saoudite et le Qatar, avec chacun leurs clientèles, défendent un projet
islamiste sunnite pour le Moyen-Orient. De la Libye jusqu’à la Tunisie et l’Egypte,
ils ont soutenu le Printemps arabe, l’ont peut-être même suscité, amenant au
pouvoir les Frères musulmans et les salafistes, eux-mêmes en concurrence pour
l’établissement d’une société arabe islamique réunifiée dans un seul et même Etat
islamique. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la symétrie étrange entre les
Révolutions colorées soutenues par les Américains dans la périphérie de la
Russie au début des années 2000, et les révolutions arabes soutenues par le
Qatar, l’Arabie Saoudite et sans doute aussi discrètement Washington, au
début des années 2010.
En revanche, Ryad et Doha ont bloqué l’éclosion d’un Printemps chiite à Bahreïn, et
sont intervenus militairement pour sauver la monarchie sunnite bahreïnie confrontée
au soulèvement chiite (rappelons que les chiites représentent 70% de la population de
Bahreïn, et n’ont rien de négligeable au Koweit ou aux Emirats). Ce fut, en 2011, la
deuxième fois après la guerre du Koweit que l’accord mutuel de protection du Conseil
de coopération du Golfe, dit Bouclier du désert, fut mis en action.
Le Printemps arabe, dont certains soulignent, à juste titre, qu’il s’est en fait
transformé en hiver islamiste, a profité aussi fortement aux pays sunnites du Golfe
sur le plan économique. Après la crise de 2008 qui avait notamment touché les
Emirats arabes unis, les monarchies sunnites du Golfe ont vu affluer les fortunes
amassées sous les dictatures tunisienne, libyenne, égyptienne. Cet argent amassé
sous les régimes effondrés ou en voie d’effondrement ne peut plus aller en Europe, ni
même en Suisse, car les règles bancaires (compliance) ne le permettent vraiment
plus. Il va donc à Dubaï essentiellement.
Par ailleurs, la chute des exportations de pétrole et de gaz libyen, due à la guerre de
2011 en Libye, a été compensée par une hausse sensible de la production et des
exportations de l’Arabie Saoudite, du Qatar, des Emirats arabes Uunis, ce qui a dopé
l’économie de ces pays en 2011 et 2012.
Face au jeu sunnite des monarchies du Golfe, l’Irak dominé par les chiites, l’Iran bien
sûr et la Syrie, ont formé un axe que l’on peut qualifier de chiite puisque les
Alaouites sont une branche particulière du chiisme et qui essaie de résister à la
terrible alliance Occident/Turquie/monarchies sunnites du Golfe.
Dans ce jeu complexe se pose alors la question du jeu d’Israël. Paradoxalement, c’est
peut-être le moins simple et l’erreur consisterait à vouloir attribuer à Israël, par
facilité, « la main cachée qui dirige ».
Israël, en effet, a longtemps eu comme ennemi principal le nationalisme arabe.
L’idéologie baathiste a combattu l’existence d’Israël et soutenu le droit des
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Palestiniens à récupérer leur terre. Le projet d’un monde arabe unifié, développé et
modernisé économiquement grâce aux ressources pétrolières, et avançant vers l’arme
atomique (Irak) a longtemps été le cauchemar prioritaire de Tel Aviv.
Mais le nassérisme est mort, puis le baathisme irakien après lui. Reste aujourd’hui le
baathisme syrien, mais il est affaibli, et le rêve de Grande Syrie nourri par Damas est
contradictoire depuis bien longtemps avec le nationalisme palestinien.
Le problème principal d’Israël maintenant, ce sont ces Frères musulmans qui
triomphent partout. Ils ont commencé à s’installer via le Hamas à Gaza (en
concurrence avec l’OLP qui tient la Cisjordanie et cette division chez les Palestiniens
est conforme aux intérêts israéliens) ; ils sont au pouvoir en Turquie alors que l’armée
turque a longtemps été un allié fiable d’Israël ; maintenant l’AKP constitue un
problème pour les Israéliens (souvenez-vous de l’affaire de la flotte de Gaza) ; les
Frères musulmans sont aussi au pouvoir en Egypte depuis la chute de Moubarak
(Egypte avec laquelle, depuis 1978, les Israéliens ont un accord de paix), ils sont forts
en Jordanie (accord de paix depuis 1995), ils sont en Tunisie, en Libye, ils sont
majoritaires en Syrie et essaient de prendre le pouvoir… Bref Israël assiste à une
marée montante de Frères musulmans et de salafistes qui envahit tout le Moyen-
Orient et menace ses portes, et ces gens-là ne sont pas particulièrement favorables à
la reconnaissance du droit d’Israël à vivre en paix. Leur projet d’Etat islamique unifié
regarde Israël comme les Etats latins croisés du Moyen Age.
Il est donc loin d’être certain que la politique américaine de soutien aux islamistes
fasse l’unanimité chez les Israéliens. Ceux-ci se sentent de plus en plus seuls. Cette
politique pro-islamique de l’Occident pourrait même pousser Israël à trouver des
parrains plus fiables que les Américains, la Russie, la Chine ou l’Inde (qui coopère déjà
militairement fortement avec Israël face au Pakistan)…
Israël se prépare sans doute, dans un Moyen-Orient où les Etats d’aujourd’hui
céderaient de plus en plus la place à des Etats ou régions autonomes homogènes sur
le plan confessionnel (sunnites, chiites, alaouites…) ou ethniques (Kurdes face aux
Arabes), à de nouvelles alliances afin de contrer le danger islamiste sunnite.
On ne peut pas exclure ainsi un retournement de l’histoire où Israël serait à nouveau
proche de l’Iran, s’entendrait avec un Irak dominé par les chiites, ce qui lui
permettrait d’éteindre le problème du Hezbollah libanais, soutiendrait un petit réduit
alaouite en Syrie, un Etat kurde également… N’oublions pas en effet que le problème
principal qui détermine tout pour les Israéliens c’est le problème palestinien. Si les
Palestiniens du Hamas se mettent dans les bras du Qatar et de l’Arabie Saoudite
(rappelons la visite historique du l’émir du Qatar début novembre à Gaza), alors
l’hypothèse de l’alliance chiite n’est pas à exclure.
Comme je l’ai dit, une donnée essentielle est que sur le plan énergétique Israël
dispose de l’autosuffisance pour le gaz, et que sur le plan pétrolier rien n’empêche
demain, si retournement stratégique il y avait, que le pétrole vienne du Kurdistan
irakien ou des chiites d’Irak ou d’Iran.
Le nucléaire iranien dans tout cela ? La réponse à la perspective du nucléaire iranien
est-elle à votre avis dans une guerre suicidaire contre l’Iran ou dans une entente avec
un futur Iran nucléaire contre l’islam sunnite ? La réponse me semble être dans la
question.
Je crois personnellement que la relation Etats-Unis/Israël va se distendre tout
simplement parce que les Américains sont de moins en moins gouvernés par des
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WASP (White anglo-saxons protestants) qui pour beaucoup étaient convaincus de la
dimension sacrée d’Israël (chrétiens sionistes) et que pour des raisons identitaires
(changement ethnique de la population des Etats-Unis) ce phénomène est quasi
irréversible. Je crois que le même problème se pose en Europe. Le changement de
population en Europe de l’Ouest, l’islamisation d’une partie de la population, disons les
choses, va contribuer à installer durablement des gouvernements de gauche ou sociodémocrates
qui seront de moins en moins favorables à Israël et de plus en plus tenus
par des minorités musulmanes agissantes. Un indicateur de cette tendance de fond
est que la plupart des extrêmes droites européennes qui avaient une tradition
antisémite deviennent au contraire antimusulmanes et pro-israéliennes.
En conclusion, essayons de tracer quelques perspectives, même s’il est très difficile de
prédire l’avenir au Moyen-Orient.
Premièrement, même s’il a en face de lui une majorité de sa population, je pense
que le régime syrien peut tenir longtemps car il n’est pas isolé. Deuxièmement, sa
cohésion interne est forte pour les raisons que j’évoquais (une guerre de survie pour
les minorités confessionnelles au pouvoir). Troisièmement, le soutien de la Russie
est ferme. Et le régime enfin n’est pas enclavé puisqu’il est lié à ses voisins irakien et
iranien qui le soutiennent.
Donc la situation actuelle peut perdurer, le conflit pourrir. 37.000 morts selon l’ODSH
(source rébellion) au 10 novembre 2012 et 400.000 réfugiés syriens (Turquie, Liban,
Jordanie, Irak) ? Certes, c’est énorme, mais nombreuses aussi sont les guerres civiles
qui ont dépassé les 100.000 morts et qui se sont traduites par le retour aux équilibres
initiaux. Ce n’est pas le nombre de morts ou même la majorité qui déterminent
l’issue : ce sont les rapports de force réels, internes, régionaux et mondiaux.
Si le régime venait cependant à s’effondrer, je n’envisage pas une seconde que les
minorités puissent accepter de rester dans le cadre national actuel sans l’obtention de
garanties occidentales extrêmement fortes quant à leur sécurité physique. Et même
avec ces garanties j’en doute. Elles signeraient leur arrêt de mort d’autant
qu’étrangement les Français et les Américains qui soutiennent et arment la rébellion
n’ont demandé aucun engagement « anti-génocidaire » après la chute éventuelle de
Bachar. On peut imaginer alors l’Iran et l’Irak soit accueillir ces minorités, soit
favoriser, avec l’appui de la Russie, la formation d’un réduit alaouite avec notamment
un couloir stratégique jusqu’à Tartous. Mais le problème resterait entier car ce que
veulent les Occidentaux c’est l’accès syrien à la Méditerranée et le transit pétrolier et
gazier par le territoire de la Syrie.
Mais au risque de vous surprendre, je pense que la baisse de la médiatisation par
l’Occident du conflit syrien est le symptôme d’une réalité : l’Occident est en train de
perdre la guerre en Syrie. Il peut soutenir le terrorisme à Damas et contre les forces
de sécurité, lesquelles opposent une répression cruelle, mais il ne dispose pas de la
capacité d’abattre l’appareil sécuritaire syrien. L’armée syrienne dispose de la maîtrise
de l’espace aérien et ce n’est pas demain la veille que la France et les Etats-Unis
prendront la responsabilité d’une guerre mondiale avec la Russie. Donc je crois que le
régime va tenir. On est arrivé à la situation étrange où la France doit régler le
problème d’Al Qaïda au Mali et soutient indirectement Al-Qaïda en Syrie. Le monde est
décidément fou.
Une fois de plus, tout ramène à la question iranienne. L’Iran est la clé du futur Moyen-
Orient. Si l’Iran revient à son alliance stratégique avec les Etats-Unis d’avant la
Révolution chiite islamique de 1979, alors on peut penser que les Etats-Unis et Israël
s’appuieront sur le chiisme pour faire contrepoids à un islam sunnite globalement
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hostile à l’Occident. Mais une autre hypothèse est possible : que les Etats-Unis, la
France (n’oublions pas que les priorités de Paris sont aujourd’hui Doha et Ryad) et la
Grande-Bretagne, proches de la Turquie (membre de l’OTAN), restent fortement alliés
aux monarchies sunnites et entretiennent de bonnes relations avec les républiques
dominées par les Frères musulmans (Tunisie, Egypte, mais quid de l’Algérie demain ?)
et alors on ne peut pas exclure qu’Israël se découple de l’Occident pour se rapprocher
d’un axe Russie/monde chiite hostile à la Turquie et aux monarchies pétrolières.
Reste en suspens aussi l’éternelle question kurde avec le jeu de la Turquie.
Enfin, il ne faudrait pas oublier les inquiétantes évolutions dans certains pays d’Europe
de l’Ouest comme la France, le Royaume-Uni, la Belgique, pays où des minorités
musulmanes sunnites de plus en plus structurées sur le plan identitaire, de plus en
plus revendicatives sur le plan de l’islam, de plus en plus financées par les monarchies
sunnites (voir les investissements du Qatar en France), vont sans doute jouer un rôle
croissant dans la définition des politiques étrangères de ces pays. Comme vous le
savez, en matière de politique étrangère (on l’a vu longtemps s’agissant du lobby juif
aux Etats-Unis), ce ne sont pas les majorités dormantes qui pèsent sur la décision, ce
sont au contraire les minorités agissantes organisées. Or dans l’Ouest de l’Europe, ce
que l’on a longtemps appelé le lobby juif est de plus en plus faible, concurrencé par le
poids du lobby pro-musulman ou pro-arabe dans les partis de gauche notamment.
Une chose finalement est certaine : avant que nous n’aboutissions à de nouveaux
équilibres au Moyen-Orient, le chemin sera pavé de nombreuses souffrances…
Aymeric Chauprade
Publié le 29 novembre 2012 par Aymeric Chauprade

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