Lorsqu’en 1999 la Turquie fut admise à poser sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne, cette candidature semblait s’inscrire tout naturellement dans la logique de l’histoire de ce grand pays dont les neuf dixièmes du territoire sont pourtant situés en Asie et dont la population est en quasi-totalité, depuis le début du XXe siècle – et pour cause – de religion musulmane.
Héritiers et continuateurs d’Atatürk, les dirigeants d’alors étaient légitimes à vouloir arrimer leur pays au Vieux Continent et à une modernité qui n’était pas seulement technique et économique, mais idéologique et culturelle. La Turquie n’avait-elle pas été depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale le meilleur rempart de l’Occident face au bloc communiste, n’y restait-elle pas le seul et indéfectible allié des États-Unis et d’Israël, n’était-elle pas le plus solide bastion de la laïcité au sein d’un monde musulman que commençaient à démanger les prurits du repli sur soi, du fanatisme et du terrorisme ?
Qu’attendre aujourd’hui de la rencontre entre un président français qui bat les records d’impopularité et un Premier ministre turc largement contesté ? Puissance émergente, la Turquie entreprenante et laborieuse a droit à notre intérêt, à notre considération, à notre respect. En revanche, sur le plan politique, nous n’avons plus d’atomes crochus avec un gouvernement qui soutient en Égypte les Frères musulmans, qui appuie en Syrie les rebelles islamistes, qui mène dans la sphère turcophone étendue de la Russie à la Chine une opération de reconquête, et dont les liens avec l’Occident ne cessent de se distendre. Recep Tayyip Erdoğan, quant à lui, poursuit l’épreuve de force qu’il a engagée avec l’armée, la magistrature, les classes moyennes, les étudiants, les médias et d’une manière générale avec toutes les forces vives qui s’opposent à sa mainmise sur tous les pouvoirs et à sa tentative rétrograde de résurrection d’un passé islamiste que l’on avait cru révolu à jamais sur les bords du Bosphore. Les seules portes qui demeurent ouvertes dans la démocratie selon M. Erdoğan sont celles des prisons qui n’ont jamais accueilli un aussi grand nombre de journalistes, d’universitaires, d’intellectuels, de militaires et d’opposants.
L’opinion en France ne s’y est pas trompée. Si 46 % des Français étaient encore favorables à l’admission de la Turquie dans l’Union européenne il y a dix ans, 83 % y sont aujourd’hui hostiles. La dérive des continents ne se limite pas à des phénomènes géologiques scientifiquement constatables et mesurables. La Turquie de 2014 s’est éloignée de nous. Elle ne saurait prétendre sans imposture à être considérée comme un pays européen.
Dominique Jamet
Journaliste et écrivain
Il a présidé la Bibliothèque de France et a publié plus d'une vingtaine de romans et d'essais
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