Aux États-Unis, les disparités de richesses entre jeunes et seniors se sont creusées depuis le milieu des années 1990, en faveur des seniors qui ont vu leur niveau de vie progresser pendant que celui des jeunes stagnait. Une tendance également identifiée par les travaux de Thomas Piketty. Existe-t-il un lien entre vieillissement de la population et creusement des inégalités ?
Jacques Bichot : Oui, il existe un lien, pour trois raisons principalement.
Premièrement les salaires, dans certains pays dont la France, sont rigides à la baisse et progressent le plus souvent avec l'ancienneté. Faute de pouvoir faire des économies sur les rémunérations des seniors, les employeurs cherchent à en faire le plus possible sur les salaires à l'embauche des jeunes. Par exemple, les salaires de début de carrière pour les diplômés bac + 5 ont pris du retard par rapport à ceux qui se pratiquaient il y a vingt ou 30 ans, si bien que les jeunes cadres ont souvent un écart de rémunération avec leurs aînés supérieur à celui que l'on observait jadis. Comme de plus les cadres seniors et les professionnels libéraux seniors appartiennent aux générations nombreuses du baby-boom, la pointe de la pyramide des revenus a augmenté plus que sa base, ce qui pousse à la hausse les indicateurs statistiques d'inégalités de revenus.
Deuxièmement, le poids des pensions et de l'assurance maladie des retraités (environ 45 % des dépenses d'assurance maladie) pèse évidemment sur les actifs. Or, comme l'écrivait un chef d'entreprise dans Le Monde du 20 décembre 2013, "les entreprises répercutent, dans un délai plus ou moins long, toutes les hausses de charges en minorant les salaires à l'embauche et/ou les augmentations annuelles." Si bien que les travailleurs, jeunes pour une forte proportion d'entre eux, ont un salaire net davantage amputé que leurs aînés dès lors que le vieillissement gonfle les prélèvements en faveur des retraités. L'arbitrage que les pouvoirs publics, de gauche mais aussi, dans une moindre mesure, de droite, ont réalisé en faveur des retraités et au détriment des actifs, est une cause importante d'accroissement des inégalités de revenus.
Troisièmement, en sus des inégalités de revenus, il y a les inégalités de patrimoine. Or depuis le début du siècle les prix de l'immobilier, élément principal du patrimoine des ménages, se sont envolés en France. L'immobilier est détenu par les actifs seniors et les retraités. Qu'ils le conservent ou le vendent, fort cher, à de jeunes ménages obligés de se saigner aux quatre veines, ce phénomène combiné avec le passage à la retraite des premiers baby-boomers (qui ont pu devenir propriétaires dans de bonnes conditions), augmente les inégalités patrimoniales.
Dans quelles proportions le vieillissement de la population permet-il d'expliquer, voire de justifier, les disparités de revenus ?
La question des proportions est très délicate, et il n'est pas sûr que nous possédions les instruments statistiques qui permettraient d'y répondre. Par exemple, il faudrait quantifier le rôle joué par le poids électoral croissant des retraités dans la rétention des terrains à bâtir (facteur n° 1 de l'inflation du coût des logements) et dans le traitement privilégié dont ils bénéficient par rapport aux jeunes : qui sait faire cela ? C'est donc tout-à-fait "au doigt mouillé" que je risquerai un chiffre : le vieillissement pourrait expliquer un quart de l'accroissement des inégalités entre jeunes et vieux.
S'agit-il d'un phénomène particulier à la génération des Trente glorieuses ? Un rééquilibrage est-il en cours ou ces disparités sont-elles amenées à perdurer ?
La génération des 30 glorieuses est composée de retraités pour une minorité (personnes nées entre 1945 et 1953) et d'actifs seniors (nés entre 1954 et 1974) pour la majorité. Les passages à la retraite ne vont pas diminuer les inégalités, au contraire, puisque des personnes ayant des carrières bien remplies, donc de bonnes pensions, vont continuer pendant encore une vingtaine d'années à remplacer les "petits" retraités qui partent au cimetière. Au-delà, c'est un peu loin pour un modeste économiste, il faudrait demander à ceux des futurologues qui se prennent pour Madame Soleil.
Si on considère la question des inégalités par générations, et non à l'échelle de la société dans son ensemble, à quels résultats arrive-t-on ? En creux, quelle est la part d'inégalités que le vieillissement ne permet pas d'expliquer ?
Les inégalités à l'intérieur d'une même génération sont soumises à deux influences contraires : d'une part, la hausse du SMIC, beaucoup plus rapide que celle du revenu moyen, va dans le sens d'une baisse des inégalités ; d'autre part l'écart se creuse entre les jeunes qui ne trouvent pas de boulot et ceux qui en ont un.
Plus généralement, la concurrence des pays émergents à bas salaires rend l'emploi des personnes ayant des qualifications soumises à cette concurrence, et notamment des qualifications dites modestes, moins bien rémunéré proportionnellement, et plus aléatoire. Elle constitue le facteur probablement le plus important de la hausse des inégalités.
En seconde position, ou ex-aequo, vient le scénario "le gagnant rafle tout", qui prend de plus en plus d'importance : un acteur ou un sportif qui accède à la célébrité, un trader à la fois intelligent et chanceux, un cadre dirigeant qui attire l'attention d'une très grande société en quête d'un président, un créateur d'entreprise du net qui connaît le succès, gagnent des ponts d'or, tandis que leurs homologues plus "ordinaires" doivent se contenter de mille ou cent mille fois moins. La mondialisation des marchés est une cause importante de ce phénomène : le gagnant est souvent un gagnant planétaire, ce qui veut dire des gains dix ou cinquante fois plus importants que si le gagnant dominait seulement un marché national.
Le vieillissement constitue le troisième facteur, et il en existe quelques autres. Je risquerai donc, toujours au pifomètre, une répartition avec 25 % pour chacun des trois gros facteurs, et 25 % pour l'ensemble de ceux dont nous n'avons pas parlé.
En quoi ces résultats remettent-ils en cause les politiques actuelles de lutte contre les inégalités ? Dans quel sens faudrait-il les réorienter ?
L'égalité des chances ne sera jamais atteinte, mais il faut tout faire pour s'en rapprocher, notamment au niveau de la formation initiale, d'où des centaines de milliers de jeunes sortent intellectuellement et caractériellement mutilés. Certes, il y en a qui portent une lourde responsabilité dans leur propre échec, mais on pourrait quand même diminuer la casse en ayant des politiques scolaires plus performantes.
Une deuxième piste, c'est l'altruisme. Les gagnants, même s'ils ont bien des mérites, ont souvent bénéficié d'un allié déterminant : la chance. Nassim Nicholas Taleb, l'auteur du best-seller Le cygne noir, le montre très bien. Dès lors que l'on s'est enrichi en partie par hasard, un peu de sens moral incite à partager. Celui qui a gagné quelques centaines d'euros au loto ne paye-t-il pas le champagne ? Cette vieille tradition s'observe aux États-Unis : la fondation Bill Gates en est un exemple. Une certaine redistribution pilotée par l'État est certes nécessaire, mais je crois que le partage volontaire est encore plus efficace, car il agit plus facilement à la source. En caricaturant, on pourrait dire que l'État providence[1] donne plutôt des poissons aux affamés, tandis que la générosité privée leur apprend à pêcher. Dans un monde de plus en plus mécaniquement inégalitaire, le partage ne doit pas rester un monopole d'État, l'humanisation de la société passe nécessairement par le développement du sens moral, et les plus riches comme les plus puissants se doivent de donner l'exemple.
[1] Voir Arnaud Robinet et Jacques Bichot, La mort de l'État providence ; vive les assurances sociales. Les Belles-Lettres, 2013.
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