Ecologistes et tenants du « peak oil » pavoisent déjà : la révolution du gaz de schiste touche à sa fin, tuée par un effondrement des prix lié à la surproduction. Depuis plus d’un an, ils constatent un « plateau » dans les volumes extraits de la roche mère de cet hydrocarbure qui a inondé le marché américain ces cinq dernières années et modifié en profondeur les flux énergétiques mondiaux.
Les grandes compagnies pétrolières (ExxonMobil, BP, Total, Shell, ENI…), qui ont succombé trop vite à l’appât du gain, y ont englouti des sommes folles avant de réduire la voilure et de réorienter investissements et appareils de forage (rigs) vers les régions où l’on a découvert des condensats (gaz liquides) et du pétrole de schiste – bien mieux valorisés sur le marché.
Assiste-t-on, pour autant, au déclin inexorable des shale gas ? Ce n’est pas l’avis de l’économiste en chef de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Dans son dernier rapport (World Energy Outlook), publié le 12 novembre, Fatih Birol prédit que leur développement continuera de donner aux Etats-Unis un avantage compétitif important sur l’Europe et l’Asie « jusqu’en 2035 au moins ». La relocalisation de secteurs industriels intensifs en énergie (chimie, pétrochimie…) devrait continuer, même si l’Amérique exporte une partie de cette ressource sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL).
“Nous sommes en train d’y laisser notre chemise”
Les pétroliers sont pourtant bien obligés d’admettre que le secteur traverse une passe très difficile. « Nous sommes en train d’y laisser notre chemise », avertissait le patron d’ExxonMobil, Rex Tillerson, dès juin 2012. Les investissements de Total au Texas et dans l’Ohio ? « On met la pédale douce, répondait son PDG, Christophe de Margerie, six mois plus tard. Je ne vois pas l’intérêt d’aller investir – je précise bien dans les gaz secs – là où la rentabilité n’est pas au rendez-vous. » « Mon plus grand regret ? », s’interrogeait en octobre Peter Voser, après avoir investi 24 milliards de dollars (17,6 milliards d’euros) outre-Atlantique dans les hydrocarbures non conventionnels pour de piètres résultats.
Comme Shell, d’autres multinationales de l’énergie et des matières premières (Total, BP, BHP Billiton, Chesapeake…) ont déprécié ou tenté de céder des actifs. Les compagnies ont réduit de moitié leurs investissements en Amérique du Nord dans le pétrole et le gaz non conventionnel, qui sont tombés de 54 milliards de dollars au premier semestre 2012 à 26 milliards pour les six premiers mois de 2013, selon l’agence Bloomberg.
La production de gaz de schiste ne décline pas pour autant, mais les évolutions sont très différentes selon les bassins, indique l’Institut français du pétrole Energies nouvelles (Ifpen) : ceux de Marcellus (Pennsylvanie) et d’Eagle Ford (Texas), qui représentent 43 % de la production américaine, sont en forte croissance. Mais Barnett (Texas), Fayetteville (Arkansas) et surtout Haynesville (frontière Arkansas-Texas-Louisiane), qui en assurent 46 % à eux trois, sont en net replis.
Creuser des puits et accroître la productivité
Une chose est sûre, il y a cinq fois moins de rigs sur les gaz secs qu’il y a cinq ans, la plupart ayant migré vers les régions riches en pétrole de schiste (shale oil). Là, ce pourrait être le jackpot ! En avril, l’US Geological Survey a relevé ses estimations de réserves récupérables dans le Dakota du Nord à 7,4 milliards de barils, le double de ce qu’elle estimait en 2008. Il y en aurait 15,4 milliards dans le bassin de Monterey (Californie).
Un phénomène physique est indéniable : un puits de gaz de schiste produit beaucoup au début, nettement moins ensuite. Le plus gros est donc extrait les premiers mois. « Ce n’est vraiment pas une surprise pour nous », indique un dirigeant de Total. Mais cela oblige à creuser plus de puits (et plus vite) et à accroître leur productivité : il fallait deux mois pour forer puis « fracker » en 2009, il n’en faut plus qu’un. Ce qui augmente à la fois les risques environnementaux liés à la fracturation hydraulique et les contraintes logistiques (acheminement et retraitement des énormes volumes d’eau nécessaires).
Aux Etats-Unis, le bassin le plus mature de Barnett est sous le seuil de rentabilité. Mais pour ceux de Marcellus ou d’Utica (New York), la rentabilité est bien là, assure un expert. Une étude publiée en octobre par l’Administration américaine de l’énergie (EIA), dépendante du ministère de l’énergie, révèle que Marcellus a réservé d’excellentes surprises : la production a été multipliée par six en quatre ans, pour atteindre 2 millions de barils équivalent pétrole. Et, si c’était un pays producteur, il se classerait au troisième rang mondial, derrière la Russie et le reste des Etats-Unis. Ce qui pousse le cabinet Wood Mackenzie à estimer que Marcellus alimentera longtemps encore le pays en gaz.
“Aux Etats-Unis, ce n’est pas la Berezina”
Suivant les zones, le coût d’extraction du gaz oscille entre 3 et 8 dollars par million de British thermal unit (soit 28 m3) alors qu’il n’est vendu que 3,77 dollars. A ce prix, il n’est pas rentable. Or l’EIA ne le voit remonter que modérément. Selon Morgan Stanley, il ne dépassera pas 4,25 dollars à long terme – tiré vers le bas par le maintien d’une forte production, une hausse de la productivité des puits et une demande encore faible. Quant aux réserves, elles sont là, même si leur évaluation fluctue au gré des années. Et à quels coûts, économiques et environnementaux, pourront-elles être exploitées ?
Pour éviter d’afficher trop leurs investissements contestables dans le gaz de schiste et leurs pertes financières, les pétroliers préfèrent parler des promesses des hydrocarbures « non conventionnels » en général. « Aux Etats-Unis, résume un expert de Total, ce n’est pas la Berezina. » Les huiles de schiste ou les gaz liquides ont pris le relais et il arrive souvent que le gaz sec (méthane) ne soit plus qu’un sous-produit et soit « torché », rejetant ainsi du CO2dans l’atmosphère. Et puis les pétroliers bénéficient de puissantes incitations fiscales, notamment pour l’exploitation des gisements du golfe du Mexique.
Autre remède possible : le GNL. On ignore encore l’importance que prendront les exportations américaines de gaz. Le choix est cornélien : autoriser les producteurs de gaz à vendre cher leur GNL à l’étranger, ou garder ces ressources bon marché pour donner un avantage compétitif aux entreprises américaines, relocaliser des activités (pétrochimie, pneumatiques…) créatrices de centaines de milliers d’emplois et renforcer la sécurité des approvisionnements énergétiques ? La commission fédérale de régulation de l’énergie, chargée de délivrer les licences d’exportation, devra trouver un bon compromis. Pour l’heure, une dizaine de demandes de construction de terminaux GNL ont été déposées – dont une de GDF Suez – pour une capacité de plus de 300 milliards de m3 par an.
Le vieux continent ne sera jamais un Eldorado
Et l’Europe ? Les compagnies pétro-gazières n’ont pas renoncé à y exploiter du gaz de schiste. Jouant profil bas en France, toujours frappées d’un moratoire sur la fracturation hydraulique en Allemagne, elles se sont tournées vers le Royaume-Uni, la Pologne et l’Ukraine, cette dernière voulant coûte que coûte réduire sa dépendance au gaz russe en dépit de son récent et spectaculaire rapprochement avec Moscou. Après Shell en janvier, Kiev vient de signer un accord gazier avec l’américain Chevron. « La mise en œuvre de ces projets de grande échelle va permettre à l’Ukraine de répondre à ses besoins en gaz d’ici à 2020 », s’est félicité son président, Viktor Ianoukovitch.
Mais le Vieux Continent ne sera jamais un eldorado. « On n’y découvrira pas des quantités massives de gaz de schiste, et ces nouvelles ressources n’auront pas d’incidence forte sur les prix », analyse-t-on chez Total. Les réserves récupérables de plusieurs pays (Royaume-Uni, Pologne…) ont été revues à la baisse.
L’industrie du forage y est moins puissante qu’aux Etats-Unis, les réseaux de gazoducs moins développés et les droits de propriété inexistants pour les propriétaires de terrain contenant des hydrocarbures. Quant aux règles environnementales, elles sont plus sévères, comme le prouve le rejet de la fracturation hydraulique par la France. Les pétroliers risquent d’avoir « de mauvaises surprises », assure l’un d’eux.
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