Entretien réalisé par Nicolas Gauthier.
De longue date, vous avez été partisan de la construction d’une Europe fédérale. Mais l’Europe qu’on nous vend aujourd’hui aurait plutôt des airs de jacobinisme. Votre avis ?
Ceux qui décrivent l’Union européenne comme une « Europe fédérale » montrent par là même qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est le fédéralisme, et plus spécialement le fédéralisme intégral, tel qu’il a été défini par Alexandre Marc, Robert Aron ou Denis de Rougemont. Dans un système fédéral, les problèmes doivent être résolus au plus bas niveau possible, seules remontant vers le haut les décisions qui ne peuvent être prises aux échelons inférieurs. C’est ce qu’on appelle le principe de subsidiarité ou de compétence suffisante. L’Union européenne s’est organisée selon le principe inverse, qui est un principe d’omnicompétence : une Commission de Bruxelles dont les membres n’ont aucune légitimité démocratique décide souverainement sur à peu près tout, du haut vers le bas. C’est en cela que l’Europe est très profondément jacobine.
La construction européenne s’est opérée dès le départ en dépit du bon sens. On a d’abord misé sur le commerce et l’industrie au lieu de miser sur la politique et la culture. Après la chute du système soviétique, au lieu de chercher à approfondir ses structures politiques, l’Union européenne a choisi de s’élargir à des pays surtout désireux de se rapprocher de l’OTAN, ce qui a abouti à son impuissance et à sa paralysie. Les peuples n’ont jamais été réellement associés à la construction européenne. Enfin, les finalités de cette construction n’ont jamais été clairement définies. S’agit-il de créer une Europe-puissance, aux frontières bien délimitées et qui puisse jouer son rôle dans un monde multipolaire, ou une Europe-marché, noyée dans une vaste zone de libre-échange sans considération des données de la géopolitique ? La crise de l’euro a encore aggravé les choses. La souveraineté dont les nations (et les régions) sont progressivement dépossédées disparaît dans un trou noir sans qu’émerge pour autant une souveraineté européenne.
Vous étiez également partisan d’une union entre l’Europe et ce qu’on appelait naguère le « tiers-monde », c’est-à-dire ces nations qu’on donne aujourd’hui pour « émergentes ». Avec le recul, maintenez-vous cette position, et que vous inpire le dernier sommet du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ?
Mon livre Europe, Tiers monde, même combat, publié chez Robert Laffont en 1986, défendait l’idée d’une Europe autonome, s’appuyant sur les pays du tiers-monde qui se voulaient eux-mêmes indépendants des blocs. C’était l’époque des « non-alignés ». Je souhaitais que l’Europe ne s’alignât ni sur la sphère d’influence soviétique ni sur la sphère d’influence américaine. Je nourrissais aussi de la sympathie pour des pays qui, contrairement à ce qui s’est passé chez nous, n’avaient pas encore liquidé leurs sociétés traditionnelles. Vous vous souvenez sans doute que, dans son discours de Dakar, l’abominable Sarkozy, fier héritier des Lumières, faisait reproche aux Africains de se vouloir « en harmonie avec la nature » et ne donner dans leur imaginaire aucune place à l’« idée de progrès ». J’aurais plutôt tendance à les en féliciter. Aujourd’hui, le monde a changé mais mon intuition reste la même. Je vois avec sympathie la montée en puissance des pays « émergents » dont le dernier sommet du BRICS – une alternative à Bretton Woods et à Davos – apporte la confirmation. La grande question qui se pose aujourd’hui est de savoir si le nouveau« Nomos de la Terre » sera un universum ou un pluriversum, c’est-à-dire si nous nous dirigeons vers un monde unipolaire, soumis de fait à la thalassocratie américaine, ou vers un monde multipolaire où les grands foyers de culture et de civilisation pourront être autant de pôles de régulation par rapport à la globalisation. L’éradication des singularités collectives, la suppression progressive des peuples et des cultures au profit d’un grand marché planétaire homogène sont à mon sens l’un des plus grands dangers actuels. L’humanité n’est vraiment riche que de sa diversité. L’« émergence » des pays de l’ex-tiers-monde peut nous aider à la préserver.
De même, l’actuelle Commission européenne paraît imprégnée d’esprit nordique, soit à la fois puritain – politiquement correct –, décadent – avancées sociétales pour tous – et d’inspiration ultralibérale, tradition capitaliste anglo-saxonne oblige. Et donne, de fait, l’impression de concentrer ses attaques contre les « PIGS » (Portugal, Italie, Grèce, Espagne), peuples de culture catholique et orthodoxe, chez lesquels on travaille pour vivre alors que d’autres préfèrent vivre pour travailler. On se trompe ?
Ce que vous dites n’est pas faux, mais reste un peu sommaire. Comme disait Voltaire, « dès qu’il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion ». Beaucoup de gens croient malheureusement que l’argent et la monnaie sont une seule et même chose. L’argent est cet équivalent universel qui permet de ramener toute qualité à une quantité de l’ordre du plus ou du moins. Dans un monde où l’on ne produit les choses que pour être achetées ou vendues, le règne de l’argent est indissociable du modèle anthropologique de l’Homo œconomicus, qui n’est mû que par le désir de maximiser en permanence son meilleur intérêt matériel. Le type dominant de notre époque, qui est le type du narcissique immature, s’appuie tout naturellement sur l’axiomatique de l’intérêt, qui tend à rabattre toute valeur sur la seule valeur d’échange. Pourtant, que ce soit dans le Sud ou le Nord de l’Europe, je pense que les classes populaires restent convaincues que la capacité de l’être humain à agir indépendamment de ses seuls intérêts égoïstes demeure le fondement même de toute attitude honorable. Voyez sur ce point le dernier livre de Jean-Claude Michéa.
Je n'ai pas de de sympathie particulière pour Sarkozy, mais je pense qu'il a raison: l'Afrique doit (enfin) passer à une économie moderne, et ce malgré le nihilisme qu'elle trimbale. L’absence d'accumulation du capital est dramatique dans un continent qui subit une forte poussée démographique ; c’est une économie où l’on vit au jour le jour, en grattant la terre pour avoir de quoi manger, parce que personne n’épargne, ne crée du capital, n’investit, ne "spécule".
Votre vision me semble donc dans l'état, incompatible avec la réalité du temps présent, la confinant dans le cadre de la science fiction, cadre qui lui permet de ne pas trop s'embarrasser des contingences.
Ma position réelle est cependant plus nuancée: je crois que la psychologie humaine n'a pas encore suivi le progrès technologique et scientifique ainsi que l'augmentation simultanée de la présence humaine sur la terre (en terme non seulement de population mais aussi d'empreinte individuelle), induits à la récente et brutale découverte de la rationalité. Je pense que cette psychologie doit encore réaliser quelque mutation paradigmatique.
Sans cela le "progrès" restera ce monstre qui grossit exponentiellement, écrasant tout sur son chemin sans autre frein que la nature limité du monde à sa portée.
Ceci n'empêche que j'apprécie grandement le fait que quelqu'un comme vous essaye de tenir et d'argumenter avec intelligence la psosition socialement (politiquement, philosophiquement ? ) d'un monde multipolaire, riche de sa diversité, en conjonction avec la possibilité d'une résolution paradigmatiquement nouvelle, des nombreuses épreuves de civilisation.
Car je sais que quelque part vous avez raison aussi, que les Sociétés humaines se bornent pas à ce que nous constatons aujourd'hui sous la forme d'un système devenu morbide, qu'il faut aller plus loin dans nos expériences de pensée. Et je sais aussi que le système est assis sur l'approche unilatéralement quantitative de tous les problèmes( ce qui lui fait prêter le flanc à tant de justes critiques) et que votre vision a le mérite précisément de ne pas faire l'impasse sur le qualitatif.
Votre vision me semble donc dans l'état, incompatible avec la réalité du temps présent, la confinant dans le cadre de la science fiction, cadre qui lui permet de ne pas trop s'embarrasser des contingences.
Ma position réelle est cependant plus nuancée: je crois que la psychologie humaine n'a pas encore suivi le progrès technologique et scientifique ainsi que l'augmentation simultanée de la présence humaine sur la terre (en terme non seulement de population mais aussi d'empreinte individuelle), induits à la récente et brutale découverte de la rationalité. Je pense que cette psychologie doit encore réaliser quelque mutation paradigmatique.
Sans cela le "progrès" restera ce monstre qui grossit exponentiellement, écrasant tout sur son chemin sans autre frein que la nature limité du monde à sa portée.
Ceci n'empêche que j'apprécie grandement le fait que quelqu'un comme vous essaye de tenir et d'argumenter avec intelligence la psosition socialement (politiquement, philosophiquement ? ) d'un monde multipolaire, riche de sa diversité, en conjonction avec la possibilité d'une résolution paradigmatiquement nouvelle, des nombreuses épreuves de civilisation.
Car je sais que quelque part vous avez raison aussi, que les Sociétés humaines se bornent pas à ce que nous constatons aujourd'hui sous la forme d'un système devenu morbide, qu'il faut aller plus loin dans nos expériences de pensée. Et je sais aussi que le système est assis sur l'approche unilatéralement quantitative de tous les problèmes( ce qui lui fait prêter le flanc à tant de justes critiques) et que votre vision a le mérite précisément de ne pas faire l'impasse sur le qualitatif.
Blaise Pascal
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