Le projet d’intervenir en Syrie pour mettre un terme aux massacres abominables qui s’y déroulent soulève des enjeux importants dans la sphère des relations Internationales et du droit. Depuis 2005, on invoque, au Conseil de sécurité, un nouveau principe, la « responsabilité de protéger », qui autorise une ingérence dans les affaires intérieures des Etats pour des causes humanitaires. Or, cette pratique intempestive, qui, après la Libye, risque de s’étendre très dangereusement avec une intervention en Syrie, pourrait avoir des conséquences cataclysmiques sur la vie internationale.
Par Shmuel Trigano
Professeur des Universités
À partir d’une chronique sur Radio J du vendredi 1er juin 2012.
L’ordre mondial dans lequel nous vivons, en effet, date de 1648, du traité de Westphalie, qui a fondé un ordre politique reposant sur la souveraineté nationale des États et le partage entre vie nationale et vie internationale. C’est justement la souveraineté qui fait le partage entre le national et l’international, ce dernier mot impliquant que ce niveau de réalité n’est pensable qu’entre « nations » souveraines (inter-national).
Les raisons intéressées de la Russie (Tchétchénie oblige) et de la Chine (Tibet occupé oblige), qui s’opposent à toute intervention en Syrie, ne suffisent pas à déconsidérer l’opposition à une intervention en Syrie. Soit dit en passant, même leurs raisons intéressées ont une portée universelle. Imaginons que, demain, le Qatar et l’Arabie Saoudite soient appelées à intervenir en France pour soutenir une rébellion sanglante des banlieues musulmanes, ou, pourquoi pas, la revendication d’indépendance de la Corse ? Et le Libéria ou le Nigéria pourraient aussi bien se soucier du sort des Antilles françaises…
Ces exemples, à peine absurdes, montrent quel chaos politique mondial pourrait découler d’une deuxième intervention armée, après la Libye. Le partage du national et de l’international perdrait toute validité et l’on reviendrait en l’an 1300 lorsque rois et empereurs envoyaient leurs armées de mercenaires bien au delà de leurs frontières, qui n’étaient pas alors encore nationales, pour guerroyer au nom de la religion ou des alliances dynastiques.
La seule différence serait qu’aujourd’hui l’interventionnisme mondial serait « moral ». C’est justement le problème car les réalités sont plus complexes que le sentimentalisme propre au discours médiatiques sur lequel surfent à loisir les groupes dissidents (sans questionner si leur rébellion est légitime ou pas) pour capter l’attention des bonnes âmes d’Occident.
Mais cette moralité est frelatée. Ce n’est pas parce que les journalistes ont forgé un nouveau « mot-valise » comme « la communauté internationale » que cette dernière existe et qu’elle incarne la morale…
Les organisations internationales, c’est à dire le personnel bureaucratique qui les composent, commandité par les Etats (et les plus puissants : ceux qui paient), ne constituent en rien une « communauté ». Le Conseil de sécurité n’est pas le parangon de la morale mais il exprime le consensus des Etats les plus puissants, imposant leur volonté aux plus petits.
De surcroît, ces institutions ne sont pas composées d’individus jugeant en leur âme et conscience mais de blocs d’Etats, dont le plus puissant est le bloc de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), composé d’une soixantaine d’États. Ceux-ci votent en commun, en fonction d’une stratégie politique intéressée et non « morale » (sauf que le plus fort a toujours l’ambition d’incarner la « morale »). Il est impossible de voir dans les États, ces monstres froids, des juges impartiaux, capables d’administrer le droit et d’incarner les droits de l’homme. On se demande d’ailleurs pourquoi, dans le cas de la Libye, la France et le Royaume Uni incarneraient tout spécialement la morale ? Le dernier occupe les Malouines et la France mitterrandienne a trempé gravement dans le génocide rwandais.
Prenons le cas de la Libye, le bilan est accablant. L’intervention « morale » s’est donné un but politique : abattre un régime (quelque odieux fut-il), soutenir des factions locales, installer un nouveau régime qu’elle a consacré à Paris avant que cela ne le soit à Tripoli, un régime de surcroît islamiste. Elle a conduit ce pays, factice depuis son indépendance (ce que sont bien des Etats post-coloniaux), à l’éclatement régional entre Tripoli et Benghazi, poussé au désordre dans le sud du pays, ébranlé le Mali et produit la création d’un Etat fantoche, l’Azawad, sous la loi islamique, reconnu par aucun pays de l’OUA et nourrissant des velléités sur le reste du Mali, désormais en état de décomposition. Dans le vacuum ainsi créé s’est installé Al Qaïda. Quel bilan !
Un enseignement est à tirer : la destruction de l’Etat nation et de son attribut, la souveraineté nationale, ouvre la porte aux pirates et à la fragmentation sectaire. Avec la Libye, sous couvert humanitaire, nous sommes de plus formellement dans un cas de figure colonialiste : les Etats occidentaux, « moraux », font les gendarmes dans les Etats du Tiers monde. Imagine-t-on l’inverse ? Non.
L’ingérence humanitaire peut donc engendrer des complications insolubles : il semble impossible que l’intervention humanitaire ne soit pas instrumentalisée par les forces politiques locales, c’est à dire des groupes prêts à l’assaut du pouvoir. De même, peut-il ne pas y avoir d’arrières pensées très intéressées derrière la compassion humanitaire des Etats guerriers ? Qu’on ne dise pas que le pétrole libyen n’a pas joué un rôle dans cette aventure… L’argument du ministre russe des affaires étrangères Lavrov à propos de la Syrie est aussi intéressant : pourquoi porter au pouvoir des islamistes qui eux mêmes se livreront à un massacre des Alaouites, le clan du pouvoir de Bashar Al Assad, et demain des chrétiens, etc. Le problème de la Syrie comme de la Libye est de nature avant tout nationale ou tribale. Les 2 millions d’Alaouites savent que si le régime était renversé la majorité sunnite se livrerait à un carnage à son égard. L’exemple de l‘hiver égyptien est probant. Les révoltes arabes n’ouvrent pas sur la démocratie, ni sur le respect des droits de l’homme, mais sur une dictature islamique.
L’interventionnisme humanitaire peut donc devenir, ce qu’il est déjà, un levier d’action manipulé par les groupes irrédentistes ou en rebellion.
C’est bien là la source d’un nouveau type de guerre : « les guerres asymétriques », dans lesquelles des fragments de la société civile se rebellent violemment contre des Etats organisés, quasiment à main nues, sans armée formelle, faisant le choix tactique de sacrifier leurs civils de façon provocatrice, avec force boucheries et sang, pour appeler à l’aide l’Occident « moral » et provoquer une intervention étrangère qui les aidera à terrasser l’Etat contre lequel ils se sont rebellé, de façon à imposer une solution qui consacrera leurs objectifs politiques. L’exemple le plus probant est le projet d’indépendance du Kosovo, suite à l’intervention internationale.
Il est patent que cette stratégie est celle de l’OLP-Autorité Palestinienne depuis les années 1990. L’instrumentalisation meurtrière des femmes et des enfants, l’invention des « hommes-bombes », le projet de ravager les populations civiles de l’ennemi, le mythe créé de toutes pièces du martyr de l’enfant Al Dura, devenu l’emblême d’une stratégie sordide, est là pour le prouver. C’est ce qui a installé dans la conscience mondiale une obsession pathologique pour ce conflit, qui oppose deux fois 5 millions de personnes, au point d’effacer des conflits infiniment plus graves.
Depuis quelques années, néanmoins, l’OLP est passée à une tactique moins sanguinolente et plus sournoise et perverse. Elle a pour objectif de détruire l’image d’Israël, son honneur, sa respectabilité, à travers un véritable happening, qui vise à enraciner dans les esprits l’accusation d’apartheid et de génocide lancée à l’encontre d’Israël. Il est évident que, pour une partie de la planète, Israël est un Etat qui a commis un génocide (et donc qu’il est l’égal des « Nazis »). Dans la rue, en France, des musulmans attaquent des Juifs en leur lançant à la figure le génocide qu’ils commettent en Palestine (cf. le discours de Merah). Cet affairement, qui s’appuie sur un véritable réseau mondial d’une multitude d’organisations, dont le centre est à Ramallah, vise à préparer peu à peu les esprits à une intervention humanitaire pour sauver « le peuple en danger ». Tel est le véritable objectif du boycott : inciter à la haine. Ce n’est pas le boycott réel.
Il ne fait pas l’ombre d’un doute que la politique d’ingérence internationale est un des derniers contre-coups de la Shoah. L’Occident n’en finit plus de racheter l’abandon des Juifs durant le génocide. Mais son excès de compensation le conduit à des comportements erratiques, dont les effets risquent d’entraîner d’autres catastrophes.
A commencer par les Juifs. Je considère tout à fait possible le scénario d’une intervention de l’Europe éclairée pour imposer à Israël une « solution » au problème palestinien . Les Palestiniens, quand leur politique de boycott aura échoué, feront tout pour la provoquer.
Entre-temps, la « communauté internationale » a beaucoup de mal à intervenir pour sauver le seul peuple en danger nucléaire de la planète : Israël. Mais ici l’arme atomique, aux mains d’un régime qui recherche l’apocalypse pour des buts religieux, situe réellement le danger au niveau de toute la planète.
Shmuel Trigano – À partir d’une chronique sur Radio J du vendredi 1er juin 2012.
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