Régime militaire ou théocratie ? Contrairement à ce que laissent penser les élections égyptiennes, l’avenir des pays arabes et
islamiques ne se réduit pas à ce choix simpliste. Entretien avec le géopoliticien Walid Pharès.
PAR MICHEL GURFINKIEL.
Né
au Liban, éduqué au Liban et en France, Walid Phares vit aux Etats-Unis
depuis 1990. Professeur
à la National Defense University américaine, auteur de nombreux
ouvrages en arabe et en anglais, il conseille actuellement le candidat
républicain Mitt Romney sur les questions géopolitiques
liées à l’islamisme et au Proche-Orient.
Va-t-on en Egypte vers un « compromis historique » entre l’armée et les islamistes
?
En fait,
ce compromis est déjà en place depuis plus d’un an. Mais c’est un
compromis instable, où chaque partenaire tente de l’emporter
sur l’autre.
Sur quoi repose ce compromis ?
Au début,
il s’agissait de faire face à un ennemi commun : la jeunesse libérale,
qui aspire à un mode de vie de type occidental,
fondé sur les libertés individuelles. Les militaires,
« propriétaires » du pays depuis Nasser, ont longtemps traité cette
opposition par leur mépris. Jusqu’au choc de janvier
2011 : les jeunes libéraux réussissent à mobiliser des foules de
plus en plus grandes sur la place Tahrir, au Caire, en recourant à des
technologies de communication difficiles à contrôler,
comme les « réseaux sociaux ». Le choc n’est pas moindre pour les
islamistes : ils croyaient constituer la principale force d’opposition,
et voilà que des pans entiers de la société,
les cadres, les intellectuels, les femmes, les coptes, les ouvriers
et même la paysannerie, se rallient aux libéraux et les rejoignent sur
la place Tahrir. Tant pour les militaires que les
islamistes, il est alors impératif, vital, de marginaliser les
libéraux. Une alliance tacite se noue, qui permet aux islamistes de
gagner les législatives.
Mais
ensuite les islamistes évoquent de plus en plus ouvertement leurs buts
véritables : remplacer le régime militaire par une
théocratie. Ce qui entraîne un renversement d’alliance pour
l’élection présidentielle : le candidat des militaires, l’ancien général
d’aviation Ahmed Shafik, tente
de s’appuyer sur une partie au moins des libéraux. En définitive, c’est
le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, qui l’emporte, quoique
de
justesse. Les militaires se sont prémuni par une série de décrets
constitutionnels qui leurs octroient des pouvoirs exceptionnels, surtout
en matière de défense, de sécurité et de souveraineté.
Et par un arrêté du Tribunal constitutionnel qui dissout le
parlement à majorité islamiste. Un nouveau compromis s’instaure, bien
différent du premier : une sorte d’équilibre de la terreur,
où les uns menacent de recourir à une répression impitoyable et les
autres de déclencher un « méga-Tahrir ».
Y a-t-il vraiment eu
un « printemps arabe », en Egypte et ailleurs ?
Assurément,
même s’il a été suivi par un « hiver islamique » glacial. Le schéma
égyptien se retrouve un peu partout : ce
sont les libéraux qui renversent la dictature, ou initient le
renversement ; mais ils sont rapidement évincés par les islamistes et
les salafistes. Ou pour reprendre l’observation d’un
intellectuel égyptien : une démocratisation trop rapide donne
toujours le pouvoir, dans un premier temps, aux forces
antidémocratiques, parce que celles-ci disposent de réseaux militants
mieux structurés. En terre d’islam, les islamistes contrôlent les
mosquées : le principal lieu public – sinon le seul, dans la mesure où
tous les autres sont quadrillés par la police et les
services secrets. C’est un énorme avantage lors des premières
élections libres. On l’a vu en Algérie dès 1992. On le voit aujourd’hui
en Egypte, en Tunisie…
Mais à terme, le printemps arabe – ou arabo-islamique -
reviendra. D’ailleurs,
sa véritable date de naissance n’est pas 2011, mais 2005 : quand le
peuple libanais a contraint l’occupant syrien au départ. Il a rejailli
en 2009, avec la révolte populaire iranienne contre
le trucage des élections. Aujourd’hui, les sociétés civiles arabes
et islamiques s’organisent, apprennent à se structurer et reconstituent
leurs réseaux afin de résister à la montée
islamiste.
Quelles ressemblances et quelles différences entre les divers
« printemps » ?
Une
victoire totale des islamistes en Egypte pourrait conduire à la création
d’un espace islamiste géant de Gaza au Maroc. Mais les
libéraux égyptiens n’ont pas encore dit leur dernier mot.
En Libye,
l’échec est total. Paradoxalement, le pays où les Occidentaux ont le
plus investi en termes militaires et financiers, est en
passe de devenir le pays le plus anti-occidental du « printemps
arabe ». Les milices islamistes et les groupes jihadistes liés à Al
Qaida quadrillent le pays, les tribus importantes
sont entrées en dissidence, les minorités africaines et amazighes se
soulèvent. A terme, nous risquons de nous trouver devant une version
nord-africaine de l’Afghanistan sous les Talibans.
Bahrein se situe sur une ligne de confrontation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. En raison de sa sociologie : population à
majorité chiite, monarchie sunnite.
Le Yémen
connaît des divisions encore plus profondes : clivage nord-sud qui
risque de scinder à nouveau le pays en deux, comme
c’était le cas jusqu’en 1990 ; au Nord-Yemen, rébellion chiite
appuyée par l’Iran, considérée comme un risque stratégique majeur par
l’Arabie Saoudite ; dans le centre du pays,
prolifération des cellules d’Al Qaida. Ce qui rend problématique une
solution durable, en dépit des efforts de la classe politique de Sanaa
pour trouver un successeur à Ali Abdallah Saleh.
Le cas le
plus complexe, c’est évidemment la Syrie. A la différence de la Libye de
Kadhafi, le régime d’Assad dispose du soutien de trois
autres puissances régionales : l’Iran, une partie de l’Irak, et le
Hezbollah libanais. Mais l’opposition syrienne dispose elle aussi de
soutiens extérieurs, si bien que le régime ne parvient
plus à la dompter. Une sorte de « statu quo violent » s’est donc
installé, avec pour corollaire un nombre croissant de victimes civiles.
Une intervention occidentale est impossible sans
un soutien américain : ce qui la rend hautement improbable, sauf
cataclysme, avant novembre : les Etats-Unis étant bridés, jusque là, par
l’élection présidentielle. Mais là encore, la
question se répète ; si Assad tombe, qui le remplacera ? Les
islamistes, comme c’est la cas presque partout ailleurs ? Le
chaos, comme en Libye ?
La crise peut-elle atteindre d'autres pays du Moyen-Orient ?
La crise couve dans l’ensemble de la région. Nous assisterons
vraisemblablement à de graves difficultés au Liban et en Irak, par
porosité avec la Syrie. La Jordanie verra une montée des islamistes,
l’Algérie sera confrontée à nouvelle vague islamiste, mais aussi au
séparatisme kabyle. Les salafistes se renforcent déjà au Mali ; leur
influence va s’étendre en Mauritanie,
au Niger et bien sûr au Nigeria. Le Soudan fait face à de nouveaux
soulèvements non arabes, aussi bien au Darfour qu’en Nubie ou dans les
tribus Bejas, à l’est du pays. L’opposition libérale peut se
manifester à nouveau en Iran, et toucher les minorités ethniques.
Les pays occidentaux ont-ils encore un rôle à jouer dans cette région du monde ?
Incontestablement.
Dans le monde arabo-islamique, l’Occident reste en fait la référence
absolue : l’exemple même d’une société
libre, pacifique, développée, puissante. Mais les Occidentaux ne
s’en rendent pas compte, ou ne veulent pas s’en rendre compte. Une sorte
de tropisme les conduit à soutenir systématiquement les
régimes les plus archaïques, les plus moins démocratiques, les plus
anti-occidentaux, qu’il s’agisse de monarchies, de théocraties ou de
dictatures, puis, quand ceux-ci s’effondrent – et ils
s’effondrent tous, un jour ou l’autre – à se tourner vers les
révolutionnaires les plus extrémistes. Un exemple accablant de ce
comportement a été fourni par Barack Obama, qui est allé prononcer
au Caire un discours d’une invraisemblable servilité à l’égard de
l’islamisme en juin 2009, au moment même où la société civile iranienne
tout entière se révoltait contre la dictature des
mollahs.
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2012
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