vendredi 29 juin 2012

Printemps arabe/ Rien n'est joué


Régime militaire ou théocratie ? Contrairement à ce que laissent penser les élections égyptiennes, l’avenir des pays arabes et islamiques ne se réduit pas à ce choix simpliste. Entretien avec le géopoliticien Walid Pharès.
 

 
PAR MICHEL GURFINKIEL.
 
Né au Liban, éduqué au Liban et en France, Walid Phares vit aux Etats-Unis depuis 1990. Professeur à la National Defense University américaine, auteur de nombreux ouvrages en arabe et en anglais, il conseille actuellement le candidat républicain Mitt Romney sur les questions géopolitiques liées à l’islamisme et au Proche-Orient.
 
Va-t-on en Egypte vers un « compromis historique » entre l’armée et les islamistes ?
 
  En fait, ce compromis est déjà en place depuis plus d’un an. Mais c’est un compromis instable, où chaque partenaire tente de l’emporter sur l’autre. 
 
Sur quoi repose ce compromis ?
  
Au début, il s’agissait de faire face à un ennemi commun : la jeunesse libérale, qui aspire à un mode de vie de type occidental, fondé sur les libertés individuelles. Les militaires, « propriétaires » du pays depuis Nasser, ont longtemps traité cette opposition par leur mépris. Jusqu’au choc de janvier 2011 : les jeunes libéraux réussissent à mobiliser des foules de plus en plus grandes sur la place Tahrir, au Caire, en recourant à des technologies de communication difficiles à contrôler, comme les « réseaux sociaux ». Le choc n’est pas moindre pour les islamistes : ils croyaient constituer la principale force d’opposition, et voilà que des pans entiers de la société, les cadres, les intellectuels, les femmes, les coptes, les ouvriers et même la paysannerie, se rallient aux libéraux et les rejoignent sur la place Tahrir. Tant pour les militaires que les islamistes, il est alors impératif, vital, de marginaliser les libéraux. Une alliance tacite se noue, qui permet aux islamistes de gagner les législatives.
 
 
Mais ensuite les islamistes évoquent de plus en plus ouvertement leurs buts véritables : remplacer le régime militaire par une théocratie. Ce qui entraîne un renversement d’alliance pour l’élection présidentielle : le candidat des militaires, l’ancien général d’aviation Ahmed Shafik,  tente de s’appuyer sur une partie au moins des libéraux. En définitive, c’est le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, qui l’emporte, quoique de justesse. Les militaires se sont prémuni par une série de décrets constitutionnels qui leurs octroient des pouvoirs exceptionnels, surtout en matière de défense, de sécurité et de souveraineté. Et par un arrêté du Tribunal constitutionnel qui dissout le parlement à majorité islamiste. Un nouveau compromis s’instaure, bien différent du premier : une sorte d’équilibre de la terreur, où les uns menacent de recourir à une répression impitoyable et les autres de déclencher un « méga-Tahrir ».
  
 
Y a-t-il vraiment eu un « printemps arabe », en Egypte et ailleurs ?
     
  Assurément, même s’il a été suivi par un « hiver islamique » glacial. Le schéma égyptien se retrouve un peu partout : ce sont les libéraux qui renversent la dictature, ou initient le renversement ; mais ils sont rapidement évincés par les islamistes et les salafistes. Ou pour reprendre l’observation d’un intellectuel égyptien : une démocratisation trop rapide donne toujours le pouvoir, dans un premier temps, aux forces antidémocratiques, parce que celles-ci disposent de réseaux militants mieux structurés. En terre d’islam, les islamistes contrôlent les mosquées : le principal lieu public – sinon le seul, dans la mesure où tous les autres sont quadrillés par la police et les services secrets. C’est un énorme avantage lors des premières élections libres. On l’a vu en Algérie dès 1992. On le voit aujourd’hui en Egypte, en Tunisie…
 
Mais à terme, le printemps arabe – ou arabo-islamique  - reviendra. D’ailleurs, sa véritable date de naissance n’est pas 2011, mais 2005 : quand le peuple libanais a contraint l’occupant syrien au départ. Il a rejailli en 2009, avec la révolte populaire iranienne contre le trucage des élections. Aujourd’hui, les sociétés civiles arabes et islamiques s’organisent, apprennent à se structurer et reconstituent leurs réseaux afin de résister à la montée islamiste.
 
  Quelles ressemblances et quelles différences entre les divers « printemps » ?
 
 
 En Tunisie, les laïques du Centre et les progressistes ont formé une opposition solide face au parti islamiste Nahda et à ses alliés salafistes. Cet exemple aura une grande influence sur les autres pays arabes,  de la même façon que la « révolution du jasmin », en janvier 2011, a inspiré d’autres soulèvements.
 
Une victoire totale des islamistes en Egypte pourrait conduire à la création d’un espace islamiste géant de Gaza au Maroc. Mais les libéraux égyptiens n’ont pas encore dit leur dernier mot.
 
En Libye, l’échec est total. Paradoxalement, le pays où les Occidentaux ont le plus investi en termes militaires et financiers, est en passe de devenir le pays le plus anti-occidental du « printemps arabe ». Les milices islamistes et les groupes jihadistes liés à Al Qaida quadrillent le pays, les tribus importantes sont entrées en dissidence, les minorités africaines et amazighes se soulèvent. A terme, nous risquons de nous trouver devant une version nord-africaine de l’Afghanistan sous les Talibans.
 
Bahrein se situe sur une ligne de confrontation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. En raison de sa sociologie : population à majorité chiite, monarchie sunnite.
 
Le Yémen connaît des divisions encore plus profondes : clivage nord-sud qui risque de scinder à nouveau le pays en deux, comme c’était le cas jusqu’en 1990 ; au Nord-Yemen, rébellion chiite appuyée par l’Iran, considérée comme un risque stratégique majeur par l’Arabie Saoudite ; dans le centre du pays, prolifération des cellules d’Al Qaida. Ce qui rend problématique une solution durable, en dépit des efforts de la classe politique de Sanaa pour trouver un successeur à Ali Abdallah Saleh.
 
Le cas le plus complexe, c’est évidemment la Syrie. A la différence de la Libye de Kadhafi, le régime d’Assad dispose du soutien de trois autres puissances régionales : l’Iran, une partie de l’Irak, et le Hezbollah libanais. Mais l’opposition syrienne dispose elle aussi de soutiens extérieurs, si bien que le régime ne parvient plus à la dompter. Une sorte de « statu quo violent » s’est donc installé, avec pour corollaire un nombre croissant de victimes civiles. Une intervention occidentale est impossible sans un soutien américain : ce qui la rend hautement improbable, sauf cataclysme, avant novembre : les Etats-Unis étant bridés, jusque là, par l’élection présidentielle. Mais là encore, la question se répète ; si Assad tombe, qui le remplacera ? Les islamistes,  comme c’est la cas presque partout ailleurs ? Le chaos, comme en Libye ?
 
 
La crise peut-elle atteindre d'autres pays du Moyen-Orient ?
  
La crise couve dans l’ensemble de la région. Nous  assisterons vraisemblablement à de graves difficultés au Liban et en Irak,  par porosité avec la Syrie. La Jordanie verra une montée des islamistes, l’Algérie sera confrontée à nouvelle vague islamiste, mais aussi au séparatisme kabyle. Les salafistes se renforcent déjà au Mali ; leur influence va s’étendre en Mauritanie, au Niger et bien sûr au Nigeria. Le Soudan fait face à de nouveaux soulèvements non arabes, aussi bien au Darfour qu’en Nubie ou dans les tribus Bejas, à l’est du pays. L’opposition libérale peut se manifester à nouveau en Iran, et toucher les minorités ethniques.
 
 
Les pays occidentaux ont-ils encore un rôle à jouer dans cette région du monde ?
  
 
Incontestablement. Dans le monde arabo-islamique, l’Occident reste en fait la référence absolue : l’exemple même d’une société libre, pacifique, développée, puissante. Mais les Occidentaux ne s’en rendent pas compte, ou ne veulent pas s’en rendre compte. Une sorte de tropisme les conduit à soutenir systématiquement les régimes les plus archaïques, les plus moins démocratiques, les plus anti-occidentaux, qu’il s’agisse de monarchies, de théocraties ou de dictatures, puis, quand ceux-ci s’effondrent – et ils s’effondrent tous, un jour ou l’autre – à se tourner vers les révolutionnaires les plus extrémistes. Un exemple accablant de ce comportement a été fourni par Barack Obama, qui est allé prononcer au Caire un discours d’une invraisemblable servilité à l’égard de l’islamisme en juin 2009, au moment même où la société civile iranienne tout entière se révoltait contre la dictature des mollahs.
 
 
 
 
© Michel Gurfinkiel & Valeurs Actuelles, 2012

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