Une superbe étude sur les défis et les enjeux stratégiques d’aujourd’hui et de demain …
En l’espace de quelques années et dans la plus grande discrétion, s’est opéré un véritable basculement océanique autour du pivot iranien.
Par Thomas Flichy de la Neuville et Olivier Chantriaux
Alors même que les mers représentent l’espace par excellence dans lequel des civilisations démographiquement faibles mais technologiquement avancées peuvent s’imposer, l’Europe, les Etats-Unis comme le Japon ont laissé diminuer leur influence à la surface des mers.
Malgré la maritimisation croissante de l’économie, de nombreux Etats ont continué à tourner le dos à l’océan, accélérant, du même coup, leur marginalisation. C’est le cas de l’Iran, qui a préféré l’enfermement atomique au rayonnement maritime, des pays arabes, toujours en quête de stratégie navale, ou bien de l’Afrique, pillée depuis la mer.
Trois civilisations ont, en revanche, opéré un retournement maritime notable : le Brésil, l’Inde et la Chine.
Miroirs des ambitions géopolitiques, les océans ont donc connu un véritable basculement susceptible de modifier à terme l’ordre même du monde.
Un basculement océanique mondial ?
L’effondrement de l’Empire soviétique, la reconfiguration permanente des rapports de force qui en a découlé et l’essor simultané des communications de toutes sortes ont donné le jour, suivant les lignes inouïes d’une géographie des flux, libérée presque de l’accident, à un monde nouveau, pétri d’isotropie, prenant la mer pour matrice. Se modelant sur cet espace redéfini, la géopolitique et la politique avant elle, ont pris de nouveaux caractères.
Depuis quelques années, et dans la discrétion la plus totale, s’opère déjà, progressivement, un véritable basculement océanique, translation d’empire graduelle mais effective de l’Occident jadis dominant vers l’Orient émergent, autour du pivot endormi, centre immobile de la vie internationale, des civilisations autarciques et terriennes du refus de la mer. Déjouant les déterminismes, trois civilisations se sont, en revanche, tournées vers la mer au rebours de leurs histoires respectives.
Les anciennes civilisations océanes, à la croisée des chemins
Les anciennes puissances océanes que sont l’Europe, les Etats-Unis d’Amérique et le Japon ont nettement réduit leur présence sur les mers.
La diminution des flottes occidentales, effet du repli sur soi, des engluements égotistes du welfare et de la dépendance financière, s’est traduite fort logiquement par un moindre rayonnement.
Comment expliquer cette peur du grand large ?
Les raisons n’en sont pas exclusivement économiques ; elles sont aussi morales.
Les Etats européens et le Japon sont en effet marqués, depuis les grands conflits mondiaux qui ont ébranlé le XXe siècle, à des degrés divers certes, par un refus d’exercer la puissance.
Les faiblesses démographiques majeures de l’Europe comme du Japon sont en partie en cause dans la mesure où des pays vieux sont tentés par le repli sur la terre ferme.
La rétractation maritime s’explique également par l’absence de projet fédérateur parmi des Etats toujours en quête d’une destinée commune.
En l’absence de véritable vision, les engagements politiques se limitent à des tâches de protection de l’environnement maritime et de représentation pour l’exportation. Sur les océans, la réduction des flottes a certes été compensée par un accroissement de l’interopérabilité et une accentuation subséquente de la coopération militaire. déclin maritime occidental, pris globalement, se traduit ainsi par des escales plus rares de bâtiments européens.
Simultanément, les Etats-Unis se montrent de moins en moins intéressés par l’Europe. Loin de pouvoir s’ériger en sujet de l’action internationale, l’Europe ne parvient même plus, du fait des bouleversements consécutifs à la fin de la bipolarisation, à en rester un objet.
C’est que le centre de la vie internationale n’est plus situé en Europe. Dès lors, l’on comprend la volonté qu’expriment les Américains de s’en désengager sans attendre, pour réinvestir et replacer leurs forces ailleurs, là où, suivant le mouvement d’une véritable translation d’activités et d’intérêts, se joue l’avenir de la compétition mondiale, soit vers les empires émergents d’Asie du Sud, riverains de ce qui peut être appelé, pour signifier la centralité de cet espace, le bassin indien.
C’est aussi pour cette raison que les diverses et successives administrations américaines, depuis quelque dix années, n’ont de cesse, et cette tendance va crescendo, d’inciter les Européens à prendre leurs responsabilités et à assumer eux-mêmes, enfin, leur sécurité.
Ainsi, par un de ces retournements paradoxaux, dont l’histoire n’est pourtant pas avare, les Nord- Américains semblent avoir fait leur – parce que tel est leur intérêt désormais – la doctrine gaullienne d’une Europe indépendante, assumant elle-même idéalement sa défense, tandis qu’à rebours, la plupart des grands Etats européens tendent à s’affirmer comme plus atlantistes ou, ce qui constituerait un raffinement inédit du repli, plus isolationnistes que jamais.
De fait, il est peu d’Etats européens qui se soient montrés décidés à consentir aux investissements indispensables pour faire face aux défis stratégiques de l’actuelle mondialisation. Ce tableau doit toutefois être nuancé à de nombreux égards.
En premier lieu, l’innovation technologique maritime, encouragée depuis des siècles par l’Europe, se traduit par la conception et la fabrication de navires certes coûteux, mais à la pointe de la technologie. A ce propos, Joseph Henrotin a raison d’établir une relation positive entre le coût des bâtiments les plus récents, leur perfectionnement technologique et leur durée d’emploi1.
De plus, d’un point de vue plus subjectif, l’étiolement de l’esprit d’aventure, un certain irénisme timoré qui sert de fondement, en particulier, à un désintérêt général pour le monde, conjugués à la tentation de l’isolationnisme, ne sont certes pas sans effets en matière navale, parmi les peuples européens notamment.
Cette inertie se manifeste, en réalité, à des degrés variables. Il existe, à l’évidence, un gradient dans l’affirmation de la puissance maritime, qui tient, entre autres, aux héritages de l’histoire. Il faut aussi noter qu’un déclin s’effectue toujours dans la longue durée et peut être suivi de reconquêtes. A l’image du Haut Empire romain effectuant la reconquête de la mer contre les activités paralysantes de la piraterie, la Russie, par exemple, en dépit d’une démographie peu dynamique, a effectué un retour remarqué dans la zone de la Mer Caspienne et affiche de nouvelles ambitions navales. De même, la marine japonaise se modernise aujourd’hui avec rapidité, afin de pallier la montée en puissance chinoise.
D’après la constitution japonaise, en effet, les Forces d’autodéfense japonaises ont notamment pour mission de sécuriser les routes maritimes : il y va de la sécurité de l’archipel. C’est la raison pour laquelle, pour petite qu’elle soit encore, la marine nippone poursuit un étoffement sensible de ses capacités et de ses savoir-faire, allant jusqu’à conduire, dans le sud de la Mer de Chine, d’importantes missions de défense anti-sous-marine et anti-aérienne.
Les mers, qui sont conçues, selon une tradition juridique ancienne, comme un espace de liberté sans bornes, res nullius ou res omnium suivant les écoles et les intérêts, restent le lieu – ou le non-lieu – par excellence, où des puissances démographiquement affaiblies, mais disposant encore d’une avance technologique, peuvent s’affirmer. La France est de celles-là.
Parallèlement à la Grande-Bretagne et au Japon, la France peut s’affirmer, aujourd’hui et dans l’avenir, comme un royaume de la mer, jouant son propre jeu dans l’indépendance et se faisant respecter des gigantesques empires de la terre que sont, par exemple, la Chine, l’Inde et le Brésil, dont la puissance en devenir croît chaque jour.
D’un point de vue historique, les empires conquis peuvent rester présents sur les mers ou sur des îlots de nombreuses années après leur effondrement.
Reste enfin la formidable puissance navale américaine, outil de la seule nation ayant aujourd’hui la capacité de tenir un discours politique et stratégique universel. Si le recueillement européen est visible en de nombreuses mers du globe, il reste équilibré par des atouts certains, consubstantiels, du reste, à la mondialisation.
Le rayonnement de l’Europe, des Etats-Unis comme du Japon n’a donc été possible qu’à l’aide d’un investissement maritime considérable.
Aujourd’hui, ces trois vieilles cultures océanes demeurent maîtresses des mers mais perdent rapidement en puissance : les marines européennes sont sans réel projet ; la marine de guerre américaine cherche désespérément à s’appuyer sur les alliés les plus variés ; quant à la flotte japonaise, celle-ci connaît une phase de reconquête à l’intérieur d’un déclin sur la plus longue durée. Outil de puissances fragiles, trop préoccupées par leurs problèmes intérieurs pour s’assurer la pleine maîtrise des espaces océaniques, ces marines de guerre sont parfois victimes de politiques étrangères erratiques.
Pourtant leur rôle est d’autant plus crucial que la guerre se déchaine aujourd’hui majoritairement autour des civilisations du refus de la mer. Le pivot dormant des principautés continentales
Si l’esprit d’aventure océanique se présente comme l’un des caractères historiques de l’Occident, celui-ci a touché un nombre croissant de civilisations tandis que l’internationalisation des échanges rendait la mer incontournable.
Toutefois, au coeur du monde demeure un vaste espace dans lequel les empires se sont obstinés à refuser toute conquête maritime. Cet espace du refus de la mer correspond à l’Afrique septentrionale et centrale ainsi qu’à l’ensemble du Moyen- Orient.
La majeure partie de ces territoires appartient au monde de l’Islam, dans des territoires situés actuellement dans l’arc des crises. L’absence de marines conséquentes où de véritable stratégie navale s’explique par le fait que l’innovation technologique, essentielle à la maîtrise des mers, y ait été bloquée depuis longtemps.
Quant au monde chiite, coeur de l’innovation islamique, celui-ci a été confiné depuis des siècles dans un espace continental au coeur duquel se trouve la citadelle iranienne. Les civilisations du refus de la mer aiguisent les appétits des puissances maritimes en raison de leurs richesses en pétrole, minéraux ou bien terres agricoles. La majeure partie des guerres se concentre dans cet espace instable.
C’est autour de ce pivot mort que s’opère le basculement océanique de l’Occident vers les pays émergents.
D’un point de vue géopolitique, le plateau iranien se présente comme une haute citadelle isolée des civilisations qui la jouxtent de tous côtés. Cette configuration géographique se traduit par un fort complexe de supériorité vis à vis des peuples environnants, qu’ils soient russes, indiens, arabes ou turcs.
Les auteurs
Thomas Flichy de la Neuville
Professeur de géopolitique à l’Ecole navale puis chargé de diriger un programme international de recherche associant l’United States Naval Academy, l’Académie militaire du Japon et l’Ecole Spéciale militaire de Saint-Cyr, il est spécialiste de l’Asie centrale. Il conseille l’état-major de l’Otan.
Olivier Chantriaux
Diplômé de la Sorbonne en histoire des relations internationales ainsi que de Sciences-Po Bordeaux, est entré au Ministère de l’Economie et des finances en 2009. Il préside depuis 2008 l’Association de promotion des études diplomatiques et stratégiques (AEDES). Officier de réserve, il est intervenu ponctuellement comme chargé de mission auprès du Chef d’Etat-major de la Marine.
Préface du Vice-Amiral Marin Gillier
Aux Editions Lavauzelle
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