Les pays de la région sont convaincus qu'une nouvelle guerre serait une catastrophe, mais l'inquiétude monte face à la menace du programme nucléaire iranien. Le Qatar tente de convaincre les Américains de tout faire pour empêcher Israël de bombarder l'Iran.
En Amérique et en Europe, la presse est remplie de spéculations sur de possibles frappes israéliennes sur les installations nucléaires iraniennes au cours de l'été prochain, lesquelles provoqueraient, par le jeu des représailles et contre-représailles, l'embrasement de l'ensemble du Moyen-Orient.
Mais dans la péninsule du Qatar, le pays arabe du golfe Persique le plus proche des côtes iraniennes, on ne perçoit curieusement pas la moindre panique, la moindre préparation militaire, alors même que l'émirat serait le premier visé dans l'hypothèse d'une guerre. Il abrite en effet le quartier général avancé du Centcom, le commandement américain couvrant le théâtre d'opérations «central» allant des États du Levant jusqu'à ceux de l'Asie centrale.
Si le Qatar ne croit pas à une nouvelle guerre dans le Golfe, c'est que son émir, 60 ans, surnommé le «Kissinger arabe», croit aux pouvoirs de la diplomatie, et en particulier de la sienne. Lieu de conférences et colloques politiques en tous genres, Doha est devenu un «hub» de la diplomatie moyen-orientale, où on croise des hommes aussi différents que Yossi Beilin, le député travailliste israélien, initiateur des «accords de Genève», ou que Khaled Mechaal, directeur politique du mouvement islamiste palestinien Hamas.
Immense champ gazier sous-marin
En principe allié des Américains mais se comportant toujours en électron libre, cherchant publiquement à «être l'ami de tout le monde», le cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, émir du Qatar depuis 1995, est actuellement en pointe sur quatre grands dossiers internationaux: la Libye, où il a financé et armé les plus puissantes des katibas anti-Kadhafi ; la Palestine, où il a réussi à obtenir un accord de paix entre les factions rivales du Fatah et du Hamas ; l'Afghanistan, en offrant à Doha un bureau de liaison pour les talibans ; la Syrie, en ayant été le premier leader arabe à fermer son ambassade à Damas et à appeler au départ de Bachar el-Assad.
Alors que le Qatar préconise une intervention militaire internationale «humanitaire» en Syrie, il prêche pour une résolution diplomatique du problème nucléaire iranien. Le Qatar partage à son profit l'exploitation d'un immense champ gazier sous-marin avec l'Iran. Une guerre remettrait en cause la fabuleuse richesse de l'émirat, unique source de puissance et d'influence pour cet État qui ne compte que 230.000 nationaux. Le jeu actuel de l'émir est donc de convaincre les Américains de tout faire pour retenir leur ami israélien de frapper l'Iran.
Chez le grand voisin du Qatar, l'Arabie saoudite, la position est sensiblement différente. Grâce à la divulgation par WikiLeaks des dépêches du département d'État américain, l'on sait que, dès 2008, le roi Abdallah d'Arabie saoudite encouragea les Américains à bombarder l'Iran, afin «de couper la tête du serpent». À l'époque, le vice-président néoconservateur Dick Cheney préconisait une telle option mais il ne réussit pas à en convaincre le président George W. Bush, qui préféra suivre les conseils de prudence de Robert Gates et Condoleezza Rice, ses secrétaires à la Défense et aux Affaires étrangères.
Aujourd'hui, les Saoudiens ne prennent même plus la peine de cacher à quel point ils sont déçus par la politique moyen-orientale de leur allié américain depuis une décennie. La dynastie saoudienne n'aimait pas Saddam Hussein, mais elle estimait que sa dictature avait au moins le mérite de fonctionner comme le premier rempart du monde arabe contre les prétentions hégémoniques de l'Iran dans le Golfe. Aujourd'hui, les Saoudiens constatent tristement que l'Irak est quasiment devenu une province iranienne, suivant en tout point la diplomatie de Téhéran.
Perses contre Arabes
La plus riche et la plus puissante pétromonarchie arabe s'inquiète ouvertement du renforcement des capacités militaires iraniennes depuis dix ans, qu'illustrent les tirs réussis de missiles balistiques Shehab-3 (développés avec l'aide de la Corée du Nord) et de missiles mer-mer. Au mois de janvier dernier, lors d'exercices navals non loin du détroit d'Ormuz (par lequel transitent 40 % du pétrole brut consommé dans le monde), les Iraniens ont testé un nouveau missile sous-marin, qu'ils disent indétectable par les sonars. Face à ce qu'ils pressentent comme une menace, les Saoudiens ont décidé de s'armer. Ils viennent de signer pour 40 milliards de dollars de contrats d'achats d'armes sophistiquées aux Américains. Le prince Turki bin Faysal, ancien chef des services secrets et ancien ambassadeur à Washington - qui est le géopoliticien de la famille régnante saoudienne - a déclaré que la communauté internationale devait tout faire pour persuader l'Iran de renoncer à la bombe atomique. Mais au cas où Téhéran l'obtiendrait quand même, le prince a prévenu que le Royaume se doterait à son tour de l'arme nucléaire.
«Il faut comprendre que, pour Riyad, le régime iranien représente une menace existentielle. La destruction de la dynastie saoudienne figure en toutes lettres dans le testament de Khomeyni, lequel s'impose aux deux leaders actuels - et depuis peu rivaux - de l'Iran, le guide suprême Khamenei et le président Ahmadinejad», explique le professeur Mehdi Mozzafari, Iranien exilé depuis 1980, directeur du centre de recherche sur l'islamisme de l'Université danoise d'Aarhus, venu à Doha participer aux travaux géopolitiques du prestigieux «Club de Monaco». Gardienne des deux plus saintes mosquées de l'islam (La Mecque et Médine), la dynastie saoudienne estime qu'elle a un devoir de protection s'étendant à tout le monde sunnite. Or ce leadership lui a été contesté par l'Iran khomeyniste, qui a souhaité prendre la tête d'une révolution islamique mondiale, faisant fi de son chiisme (que les Saoudiens voient comme une hérésie) et du caractère non arabe de sa population. «Vous, les Perses, cessez donc de vous mêler des affaires des Arabes!», avait lancé le roi Abdallah au ministre des Affaires étrangères iranien Mottaki en mars 2009. Les relations entre les deux plus grandes puissances du Golfe s'améliorèrent un peu en octobre 2010, lorsque Saoudiens et Iraniens se mirent à collaborer dans la préparation de la saison du pèlerinage à La Mecque. Mais le printemps arabe va tout remettre en question.
L'arme du pétrole saoudien
Lorsque les Bahreïniens - aux deux tiers chiites - se mettent à manifester pour exiger de la dynastie régnante (vieille famille sunnite originaire d'Arabie et amie des Saoud) le pouvoir d'élire leur gouvernement, Riyad dénonce immédiatement une manipulation iranienne. Et le 14 mars 2011, après que le roi de Bahreïn eut demandé l'aide du Conseil de coopération du Golfe (CCG, alliance politico-militaire des six monarchies arabes riveraines), les blindés de la garde nationale saoudienne franchirent le pont reliant leur pays à la petite île, bientôt suivis par des troupes des Émirats arabes unis et du Qatar. L'Iran, qui crut un peu naïvement que le printemps arabe allait arranger sa situation, haussa le ton. «La présence de forces étrangères et leur ingérence dans les affaires intérieures de Bahreïn est inacceptable ; elle ne fera que compliquer le problème (…) La population de Bahreïn ne fait qu'exprimer pacifiquement des demandes légitimes, auxquelles on ne devrait pas répondre par la force», déclara le ministre des Affaires étrangères de Téhéran, oubliant sans doute comment son propre gouvernement réprima dans le sang en 2009 le mouvement vert de l'opposition démocratique iranienne. Le chef d'état-major de l'armée iranienne alla encore plus loin, s'exclamant: « Les régimes arabes dictatoriaux du golfe Persique sont incapables de résister au soulèvement de leurs populations (…) Le golfe Persique a toujours appartenu, appartient, et appartiendra toujours à l'Iran!»
Depuis un an, «c'est une véritable guerre froide qui a commencé entre l'Arabie saoudite et l'Iran», reconnaît l'un des meilleurs experts de la région, Edward Djerejian, ancien sous-secrétaire d'État américain pour le Moyen-Orient, aujourd'hui directeur du Baker Institute for Public Policy. Au mois d'octobre dernier, les Saoudiens et les Américains ont révélé un «complot» des services secrets iraniens pour faire assassiner l'ambassadeur du Royaume à Washington. L'Iran a rejeté l'accusation, «montage de preuves fabriquées, destiné à détourner l'attention sur les problèmes que connaît l'Amérique dans un Moyen-Orient où l'islam se réveille».
Qu'en est-il des autres États du CCG (tous également pourvus de bases américaines)? Par principe, ils sont solidaires de l'Arabie saoudite, puissance dominante du Conseil. Mais il y a des nuances. Dubaï, où vivent quelque 400.000 expatriés iraniens, et qui exporte plus de 10 milliards de dollars de marchandises vers l'Iran chaque année, prêche pour le dialogue.
Allié très sûr de Washington, Oman - qui a un traité d'amitié avec les États-Unis depuis 1831! - a su garder de bonnes relations avec l'Iran. Le sultan Qabous joue souvent un rôle d'intermédiaire discret entre Washington et Téhéran. Quant au Koweït, ses princes redoutent les «ambitions hégémoniques» de l'Iran sur le Golfe, mais ils préfèrent garder un profil bas sur la question
En dépit de ces nuances, tous les États du CCG partagent aujourd'hui une conviction forte: celle qu'une nouvelle guerre dans le Golfe serait une catastrophe, pour leur économie, comme pour leur stabilité politique. Même le Saoudien Turki bin Faysal s'est prononcé contre une frappe préventive de l'Iran, «laquelle ne ferait que rallier la population iranienne autour de ce régime aujourd'hui discrédité». En revanche, l'Arabie saoudite est en première ligne pour soutenir les Occidentaux dans leur stratégie de sanctions commerciales à l'égard de Téhéran. Soutien à l'ONU, mais, surtout, soutien économique. La pétromonarchie s'est en effet engagée à augmenter sa production de brut, pour compenser l'extinction prochaine des importations européennes de brut iranien. Le pétrole est donc devenu la première arme de cette guerre froide qui a débuté sur les rives du golfe Persique.
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