mardi 23 juillet 2013

Quand on utilise les chômeurs pour voter l’austérité

Alors que le chômage atteint des records en Europe avec plus de 12%, dans une longue interview pour de Standaard, Bart De Wever déclarait que la contradiction entre capital et travail n’était plus pertinente mais que la nouvelle ligne de démarcation se situait entre les productifs et les non-productifs. Pour lui, « l’État est un monstre qui inspire puis expire de l’argent. Qui apporte l’argent ? Ceux qui créent la valeur ajoutée. Qui consomme cet argent ? Les non-productifs qui sont si importants électoralement qu’on perpétue cette politique. »


En France, le député d’extrême droite Jacques Bompard déposait une proposition de loi visant à transformer le chômeur indemnisé en un travailleur gratuit. Cette idée, loin d’être nouvelle, était déjà dans le programme de Nicolas Sarkozy en 2007, proposant que les «  titulaires d’un minimum social aient une activité d’intérêt général, afin d’inciter chacun à prendre un emploi, plutôt qu’à vivre de l’assistanat  ». En Angleterre, pour justifier une nouvelle réforme du système social visant à limiter le montant des allocations de chômage David Cameron déclarait qu’aujourd’hui ce système « est devenu un choix de style de vie pour certains »[1]. Les changements prônés par ces politiciens sont alors sensés rétablir la « justice » d’un système qui blâme celui qui « travaille dur » et récompense ceux qui se complaisent dans la « dépendance ». Ce discours est devenu hégémonique et incarne une tendance générale sur le continent où il est devenu un lieu commun d’exalter « ceux qui se lèvent tôt » contre les « assistés », les « productifs » contre les « improductifs », et ce afin de mieux légitimer des réformes d’austérité et la croissance des inégalités.

Cette idée nous renvoie aujourd’hui au « modèle allemand » promouvant notamment ces fameux travaux d’intérêt général payés 1 euro de l’heure pour pouvoir recevoir l’aide sociale. L’intérêt de ce modèle développé sous le gouvernement Schroeder entre 2003-2005 réside précisément dans le fait qu’il concentre son action sur la restructuration profonde du système de chômage et d’aide sociale en lien avec des réformes en matière d’emploi très radicales ; les réformes Hartz. Cette reconfiguration de l’état-social allemand est alors mise au service de la réforme du marché de l’emploi pouvant ainsi contraindre les chômeurs à accepter un emploi même lorsque le salaire perçu est inférieur à l'indemnité-chômage faisant alors exploser les chiffres des fameux « working poors ». Loin de se limiter à une politique de modération salariale, le modèle Allemand a donc pour caractéristique centrale d’avoir précisément concentré son action sur les « surnuméraires » (chômeurs, pauvres, précaires) et non sur les salariés « stables ». Mais par ce biais, elle a provoqué une profonde déstabilisation de l’ensemble du marché du travail sans pour autant s’être confrontée directement aux secteurs les plus syndiqués et combatifs du salariat. Ce type de réformes loin de se cantonner à l’Allemagne semblent se généraliser en Europe. Une question se pose cependant avec insistance ; comment expliquer la relative passivité avec laquelle les syndicats et les mouvements ouvriers de ces pays ont réagi à ces réformes. En Belgique la réforme pour la dégressivité des allocations de chômage n’a mobilisé que des franges minoritaires du salariat, en Allemagne les très radicales réformes Hartz ont largement été accompagnées par ceux-ci. Comment expliquer une si faible mobilisation des factions « actives » du salariat lorsqu’il s’agit d’enjeux touchant les « non-actifs » ?

Pour comprendre ce problème il faut saisir la dualisation du salariat qui s’est produite entre les « actifs » et les « non-actifs » sous l’effet de l’explosion du chômage depuis les années 70. Cette évolution a profondément modifié ce qui fondait la vision populaire du monde, cette division « eux » (les patrons) / « nous » (les ouvriers), si bien étudiée par Richard Hoggart. Enracinée dans l’expérience quotidienne du monde ouvrier, cette vision permettait, avant même toute pratique politique, la solidarité culturelle des classes populaires fondant alors l’efficacité du discours politique de la gauche[2]. La déstructuration des environnements populaires a alors considérablement déstabilisé cette solidarité en rajoutant un « eux » en dessous de « nous ». Une partie des couches populaires ayant ainsi le sentiment que les « eux » d’en haut ne font rien contre les abus des « eux » d’en bas. Dans son étude sur le monde ouvrier Oliver Schwartz écrira qu’« on à ici un type de conscience populaire qui (…) est tourné à la fois contre les plus hauts et contre les plus bas » [3]. Cette structure correspond partiellement au nouveau profil que le FN cherche à se donner pour conquérir le vote des classes populaires. Il semble ainsi s’opposer au « système », à ses « élites » et à « l’argent roi » tout en attaquant également cet autre « eux » que constituent les chômeurs, immigrés, sans-papiers, peuplant les rangs de l’« assistanat »[4]. Cette séparation ne doit cependant pas nous aveugler sur le fait que la logique politique que devrait défendre la gauche n’est précisément pas celle qui renforce cette dynamique, mais qui au contraire la dépasse. Et cela tant sur le plan tant théorique que pratique.

Au sens théorique cela veut dire rompre avec la tendance qui a substitué la problématique de « l’exclusion » à centralité de la question ouvrière dans la période d’après-guerre. En effet, si la problématique s’articule de manière différente selon les pays c’est bien la question des « surnuméraires » dans toutes leur variantes (chômeurs, pauvres, précaires, exclus, immigrés,…) qui va occuper le débat public et scientifique pour les décennies suivantes. Comme le notait Xavier Vigna, on assiste à un déplacement de « la focale du monde du travail vers l’exclusion, les pauvres ou le chômage. »[5] qui, paradoxalement, à contribué à façonner cette dualisation dans la manière dont on a abordé publiquement ces problèmes. Séparée de l’emploi la catégorie de « chômeurs », « pauvres », « précaires », ne renvoie alors plus à la notion d’exploitation ancrée au cœur du rapport économique mais beaucoup plus aux formes de domination, aux situations de privation relative en termes monétaires, sociaux ou psychologiques.

Il est à ce titre intéressant de noter comment Marx posait le problème à son époque. Considérant alors que « le concept d’ouvrier libre implique que l’ouvrier est pauper : virtuellement miséreux » [6] il concevait la notion de paupérisme comme « latente dans celle du travail salarié ». Elle l’est virtuellement car elle est le fruit contradictoire d’un même et unique développement, celui qui établit, « une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère ». Fredric Jameson soulignait d’ailleurs que nous devons partir de la structure du mode de production et donc de la structure de l’exploitation et non de ses formes immédiates ou apparentes. La domination voire l’exclusion est pour lui non seulement « le résultat de cette structure mais aussi la manière dont elle se reproduit » [7] et non l’inverse. Par ce biais il nous incite à « penser le chômage comme une catégorie de l’exploitation »[8] et pas seulement comme un statut « précaire » ou une situation séparée de l’exploitation du salariat.

Au plan pratique, force est de constater que les organisations de défense des chômeurs et des pauvres saisissent trop souvent ces problèmes indépendamment du monde du travail. Pourtant c’est précisément cette séparation qui en fait tout l’intérêt pour réaliser des réformes très dures vis-à-vis des surnuméraires tout en s’épargnant une contestation sociale forte. Ce désintérêt – voire l’opinion parfois conservatrice dans la classe ouvrière – à l’égard des « assistés » est devenue l’un des enjeux centraux des mouvements sociaux des années à venir contre l’austérité. La capacité qu’auront les organisations politiques et syndicales à sensibiliser et lier les enjeux des « surnuméraires » à ceux de la classe ouvrière « stable » déterminera en grande partie la réussite ou non des luttes à venir. Aussi, dès le début de l’industrialisation, Marx remarquait qu’une étape décisive dans le développement de la lutte sociale réside notamment dans le moment ou les travailleurs « découvrent que l'intensité de la concurrence qu'ils se font les uns aux autres dépend entièrement de la pression exercée par les surnuméraires » afin de s’unir pour « organiser l'entente et l'action commune entre les occupés et les non-occupés » [9].

Source : Investig'Action michelcollon.info

[2] Lire à ce propos Robert Castel, La montée des incertitudes, Seuil, Paris, 2009, p. 370-371
[3] Olivier Schartz, Le monde privé des ouvriers, PUF, Paris, 2002, p. 56
[4] Marine Le Pen, Pour que vive la France, Grancher, Paris, 2012, pp.18
[5] Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, Paris, 2012, p. 282
[6] Karl Marx, Œuvres. Economie II, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1968, p.255
[7] Fredric Jameson, Representing capital, Verso, London, 2011, p. 150
[8] Ibid, p. 151
[9] Karl Marx, Œuvres. Economie I, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1965, p.1157

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