La zone de Chaâmbi, où ont été tués plusieurs militaires tunisiens par des terroristes, fait l'objet d'une chasse à l'homme intense. Analyse de Mathieu Guidère, spécialiste des mouvements terroristes.
Neuf militaires tunisiens ont été tués et dépouillés de leurs armes près de l'Algérie, près du Mont Chaâmbi, où l'armée tente depuis des mois de neutraliser un groupe lié à Al-Qaïda. Les soldats auraient été retrouvés égorgés et leurs armes ainsi que leurs uniformes ont été volés après une embuscade par un groupe armé. La zone de Chaâmbi fait l'objet d'une chasse à l'homme depuis décembre.
Le ratissage de ce mont par l'armée a redoublé au printemps après que plusieurs soldats ont été blessés et tués par des engins explosifs cachés dans cette région. Mathieu Guidère spécialiste des mouvements terroristes, revient de Tunisie où il s'est intéressé de près aux salafistes tunisiens et aux autres groupes terroristes qui ont émergé récemment en Tunisie. Il livre au "Nouvel Observateur" ce qu'il a pu constater sur le terrain.
Les terroristes qui ont tué les soldats tunisiens seraient liés à Al-Qaïda. Qui sont ces combattants qui évoluent depuis quelques mois dans la région du Mont Chaâmbi ?
- Les individus dont on parle ici viennent de plusieurs groupes terroristes différents. Il y a d'abord des membres d'une des cellules de la brigade "Tarik ibn Ziad" qui était dirigée par Abou Zeïd, un des chefs d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) tué dans l'intervention française au Mali. Sa brigade a été pratiquement décimée, mais une section (une trentaine de personnes) a fui, il y a six mois, le nord du Mali vers la frontière algéro-tunisienne et a rejoint un certain nombre de salafistes tunisiens qui étaient déjà en train de s'installer dans ces montagnes du Mont Chaâmbi. Avec de nombreux Algériens qui viennent de la ville de Batna, ville algérienne proche de la frontière tunisienne et qui est un centre d'activité d'Aqmi, ils ont formé le noyau dur d'un groupe qui s'appelle aujourd'hui la brigade de Batna.
J'ai appris aussi lors de mon séjour en Tunisie que des Tunisiens chassés de Syrie après avoir voulu y faire le djihad sont revenus au pays et ont rejoint ce djebel. Selon certains, ils seraient une dizaine à être allés nourrir cette nouvelle brigade.
Depuis quand se sont-ils installés à cet endroit et par qui sont-il armés ?
- Depuis le mois d'avril. L'essentiel des armes sont fournies par les membres d'Al-Qaïda présents en Algérie. Ceux qui sont remontés du Mali ont emporté leurs armes.
Ce sont des individus qui étaient déjà aguerris aux combats en milieu désertique sous la direction d'Abou Zeïd. Ils ont aussi reçu l'appui des Algériens qui leur ont apporté leur expertise, en particulier sur les IED (engin explosif improvisé) dont ils ont une longue expérience. Ce sont des engins artisanaux enfouis sous terre et qu'on fait exploser à distance au passage d'un individu ou d'une patrouille. C'est exactement le même système qu'utilisent les talibans en Afghanistan. Cette brigade embryonnaire est en train de faire dans le Mont Chaâmbi exactement ce que fait Aqmi contre les forces de sécurité algériennes depuis près 20 ans et qui fait des dizaines de morts chaque semaine... La Tunisie est devenue un nouveau front pour Aqmi.
La frontière entre l'Algérie et la Tunisie a été fermée. Comment les deux armées se mobilisent pour lutter contre ces terroristes ?
- Les postes frontières ont été fermés certes, mais la frontière entre l'Algérie et la Tunisie mesure plus de 1.300 kilomètres, on ne peut la sécuriser sur toute sa longueur. Par ailleurs, les Algériens sont réticents à fournir des renseignements pour la lutte anti-terroriste à un pouvoir islamiste qui a un moment donné voulu intégrer les salafistes dans leur gouvernement.
Comment la Tunisie lutte contre ces groupes ?
- On ne peut pas séparer l'aspect politique de l'aspect purement sécuritaire. Le dossier a été mal géré à cause des hésitations de l'ancien ministre de l'Intérieur et actuel Premier ministre, l'islamiste Ali Larayedh, qui a, en 2012, plus ou moins voulu intégrer les salafistes radicaux qui commençaient à se rassembler dans le Mont Chaâmbi pour éviter leur radicalisation.
Cette hésitation a profité à ces radicaux qui se sont renforcés. Cela a paralysé les services de sécurité et l'armée contre toute action sérieuse de nettoyage de cette zone. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Ali Larayedh a changé d'avis et pense qu'il n'a plus aucun espoir de les récupérer. Il a décidé de faire le ménage, et a déclaré la guerre aux salafistes en tenant des discours très fermes. Après la mise en retraite anticipée du chef de l'Etat major des armée, le général Ammar, opposé à une médiatisation des actions anti-terroristes, une des compagnies de l'armée tunisienne, qui était dédiée à la sécurisation des frontières entre la Libye et la Tunisie, a été étendue à toute la frontière. Depuis six mois, la machine sécuritaire tunisienne s'est remise en marche.
Quelles difficultés rencontre-t-elle ?
- Les unités spécialisées dans la lutte contre le terrorisme de l'armée tunisienne ont été formées sous le régime de Ben Ali à la lutte sécuritaire et policière. Elles n'ont pas l'expérience de la contre-insurrection, car elles n'y ont jamais été confrontées. Il y a un saut qualitatif à faire dans ce domaine-là.
Par ailleurs, l'équipement fait défaut. La Tunisie possède ce qu'il faut pour le renseignement classique, l'écoute, les interceptions, les filatures, les surveillances, mais n'est pas équipée pour la lutte sur le terrain. Par exemple, l'armée tunisienne ne dispose pas de caméra de vision technique pour aller au contact de ces unités de djihadistes, sachant qu'ils agissent souvent la nuit pour poser les IED et se ravitailler en nourriture.
Aussi, ce n'est pas l'armée qui va forcément dans les villes de Kasserine de Thala, autour du djebel pour recueillir des renseignements, c'est la police. Or la police est divisée : certains en soupçonnent une partie d'être pro-islamiste.
Ennahda peut-il faire un travail de terrain pour éviter que les Tunisiens ne rejoignent ces djihadistes ?
- Comme en Egypte, les islamistes d'Ennahda ont enfin compris que les salafistes ne vont pas accepter le jeu démocratique. Ils ont donc commencé à interdire les invitations et les séjours des prédicateurs venus des pays du Golfe qui ont une action importante sur le terrain. Depuis la révolution en Tunisie, il y a eu un afflux d'un certains nombre d'imams et de prédicateurs radicaux voire salafistes purs et durs, qui ont tenu des conférences et ont rempli des stades.
Ennahda a lancé ses troupes à la reconquête des mosquées pour éviter que les salafistes ne prennent trop de place surtout en cette période de ramadan, mois le plus spirituel de l'année. Mais pour l'instant, Ennahda a du mal à récupérer le terrain occupé par les salafistes.
Le mouvement salafiste soupçonné d'être proche d'Al-Qaïda, Ansar al-Charia, avait fait beaucoup parler de lui il y a quelques mois. Qu'est-il devenu ?
- Le mouvement Ansar al-Charia représente exactement ce que je viens de vous décrire. Son chef, Abou Iyadh, est en fuite et dans la clandestinité. L'ensemble des responsables du groupe ont été emprisonnés après l'épisode de l'ambassade américaine puis après l'assassinat de Chokri Belaïd. Ceux qui ont réussi à en rééchapper ont rejoint le Mont Chaâmbi. Ils font partis de ceux qui ont fait la jonction entre ceux qui remontaient du Mali et les Algériens.
Le 21 mai, Aqmi diffusait une vidéo qui disait qu'Al-Qaida et Aqmi ne souhaitaient pas attaquer la Tunisie "sauf en cas d'autodéfense". Y a-t-il un risque d'engrenage terroriste dans le pays, comme on a pu le voir en Algérie ?
- Un scénario à l'algérienne est pour l'instant peu envisageable car les terroristes n'ont pas l'assise populaire qu'ils avaient en Algérie, malgré la crise économique et sociale qui sévit en Tunisie. En Algérie, à un moment, il y avait plus de 25.000 combattants dans le maquis ! Mais les terroristes occupent bien le Mont Chaâmbi en mettant des IED, ils ont des abris et s'y entraînent. Ils descendent petit à petit dans les bourgades autour, dans le gouvernorat de Kasserine.
Si le gouvernement tunisien ne met pas en place une stratégie sérieuse, réelle et globale pour cette région, s'il n'envoie pas des troupes de l'armée, et des policiers qui ne sont pas issus de cette région, je crains effectivement que dans les prochains mois la zone ne devienne un foyer à l'algérienne.
Non pas qu'une guerre civile est à craindre mais un terrorisme résiduel est imaginable. C'est un potentiel foyer d'instabilité et de déstabilisation pour le pays.
Interview réalisée par Sarah Diffalah - Le Nouvel Observateur
Neuf militaires tunisiens ont été tués et dépouillés de leurs armes près de l'Algérie, près du Mont Chaâmbi, où l'armée tente depuis des mois de neutraliser un groupe lié à Al-Qaïda. Les soldats auraient été retrouvés égorgés et leurs armes ainsi que leurs uniformes ont été volés après une embuscade par un groupe armé. La zone de Chaâmbi fait l'objet d'une chasse à l'homme depuis décembre.
Le ratissage de ce mont par l'armée a redoublé au printemps après que plusieurs soldats ont été blessés et tués par des engins explosifs cachés dans cette région. Mathieu Guidère spécialiste des mouvements terroristes, revient de Tunisie où il s'est intéressé de près aux salafistes tunisiens et aux autres groupes terroristes qui ont émergé récemment en Tunisie. Il livre au "Nouvel Observateur" ce qu'il a pu constater sur le terrain.
Les terroristes qui ont tué les soldats tunisiens seraient liés à Al-Qaïda. Qui sont ces combattants qui évoluent depuis quelques mois dans la région du Mont Chaâmbi ?
- Les individus dont on parle ici viennent de plusieurs groupes terroristes différents. Il y a d'abord des membres d'une des cellules de la brigade "Tarik ibn Ziad" qui était dirigée par Abou Zeïd, un des chefs d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) tué dans l'intervention française au Mali. Sa brigade a été pratiquement décimée, mais une section (une trentaine de personnes) a fui, il y a six mois, le nord du Mali vers la frontière algéro-tunisienne et a rejoint un certain nombre de salafistes tunisiens qui étaient déjà en train de s'installer dans ces montagnes du Mont Chaâmbi. Avec de nombreux Algériens qui viennent de la ville de Batna, ville algérienne proche de la frontière tunisienne et qui est un centre d'activité d'Aqmi, ils ont formé le noyau dur d'un groupe qui s'appelle aujourd'hui la brigade de Batna.
J'ai appris aussi lors de mon séjour en Tunisie que des Tunisiens chassés de Syrie après avoir voulu y faire le djihad sont revenus au pays et ont rejoint ce djebel. Selon certains, ils seraient une dizaine à être allés nourrir cette nouvelle brigade.
Depuis quand se sont-ils installés à cet endroit et par qui sont-il armés ?
- Depuis le mois d'avril. L'essentiel des armes sont fournies par les membres d'Al-Qaïda présents en Algérie. Ceux qui sont remontés du Mali ont emporté leurs armes.
Ce sont des individus qui étaient déjà aguerris aux combats en milieu désertique sous la direction d'Abou Zeïd. Ils ont aussi reçu l'appui des Algériens qui leur ont apporté leur expertise, en particulier sur les IED (engin explosif improvisé) dont ils ont une longue expérience. Ce sont des engins artisanaux enfouis sous terre et qu'on fait exploser à distance au passage d'un individu ou d'une patrouille. C'est exactement le même système qu'utilisent les talibans en Afghanistan. Cette brigade embryonnaire est en train de faire dans le Mont Chaâmbi exactement ce que fait Aqmi contre les forces de sécurité algériennes depuis près 20 ans et qui fait des dizaines de morts chaque semaine... La Tunisie est devenue un nouveau front pour Aqmi.
La frontière entre l'Algérie et la Tunisie a été fermée. Comment les deux armées se mobilisent pour lutter contre ces terroristes ?
- Les postes frontières ont été fermés certes, mais la frontière entre l'Algérie et la Tunisie mesure plus de 1.300 kilomètres, on ne peut la sécuriser sur toute sa longueur. Par ailleurs, les Algériens sont réticents à fournir des renseignements pour la lutte anti-terroriste à un pouvoir islamiste qui a un moment donné voulu intégrer les salafistes dans leur gouvernement.
Comment la Tunisie lutte contre ces groupes ?
- On ne peut pas séparer l'aspect politique de l'aspect purement sécuritaire. Le dossier a été mal géré à cause des hésitations de l'ancien ministre de l'Intérieur et actuel Premier ministre, l'islamiste Ali Larayedh, qui a, en 2012, plus ou moins voulu intégrer les salafistes radicaux qui commençaient à se rassembler dans le Mont Chaâmbi pour éviter leur radicalisation.
Cette hésitation a profité à ces radicaux qui se sont renforcés. Cela a paralysé les services de sécurité et l'armée contre toute action sérieuse de nettoyage de cette zone. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Ali Larayedh a changé d'avis et pense qu'il n'a plus aucun espoir de les récupérer. Il a décidé de faire le ménage, et a déclaré la guerre aux salafistes en tenant des discours très fermes. Après la mise en retraite anticipée du chef de l'Etat major des armée, le général Ammar, opposé à une médiatisation des actions anti-terroristes, une des compagnies de l'armée tunisienne, qui était dédiée à la sécurisation des frontières entre la Libye et la Tunisie, a été étendue à toute la frontière. Depuis six mois, la machine sécuritaire tunisienne s'est remise en marche.
Quelles difficultés rencontre-t-elle ?
- Les unités spécialisées dans la lutte contre le terrorisme de l'armée tunisienne ont été formées sous le régime de Ben Ali à la lutte sécuritaire et policière. Elles n'ont pas l'expérience de la contre-insurrection, car elles n'y ont jamais été confrontées. Il y a un saut qualitatif à faire dans ce domaine-là.
Par ailleurs, l'équipement fait défaut. La Tunisie possède ce qu'il faut pour le renseignement classique, l'écoute, les interceptions, les filatures, les surveillances, mais n'est pas équipée pour la lutte sur le terrain. Par exemple, l'armée tunisienne ne dispose pas de caméra de vision technique pour aller au contact de ces unités de djihadistes, sachant qu'ils agissent souvent la nuit pour poser les IED et se ravitailler en nourriture.
Aussi, ce n'est pas l'armée qui va forcément dans les villes de Kasserine de Thala, autour du djebel pour recueillir des renseignements, c'est la police. Or la police est divisée : certains en soupçonnent une partie d'être pro-islamiste.
Ennahda peut-il faire un travail de terrain pour éviter que les Tunisiens ne rejoignent ces djihadistes ?
- Comme en Egypte, les islamistes d'Ennahda ont enfin compris que les salafistes ne vont pas accepter le jeu démocratique. Ils ont donc commencé à interdire les invitations et les séjours des prédicateurs venus des pays du Golfe qui ont une action importante sur le terrain. Depuis la révolution en Tunisie, il y a eu un afflux d'un certains nombre d'imams et de prédicateurs radicaux voire salafistes purs et durs, qui ont tenu des conférences et ont rempli des stades.
Ennahda a lancé ses troupes à la reconquête des mosquées pour éviter que les salafistes ne prennent trop de place surtout en cette période de ramadan, mois le plus spirituel de l'année. Mais pour l'instant, Ennahda a du mal à récupérer le terrain occupé par les salafistes.
Le mouvement salafiste soupçonné d'être proche d'Al-Qaïda, Ansar al-Charia, avait fait beaucoup parler de lui il y a quelques mois. Qu'est-il devenu ?
- Le mouvement Ansar al-Charia représente exactement ce que je viens de vous décrire. Son chef, Abou Iyadh, est en fuite et dans la clandestinité. L'ensemble des responsables du groupe ont été emprisonnés après l'épisode de l'ambassade américaine puis après l'assassinat de Chokri Belaïd. Ceux qui ont réussi à en rééchapper ont rejoint le Mont Chaâmbi. Ils font partis de ceux qui ont fait la jonction entre ceux qui remontaient du Mali et les Algériens.
Le 21 mai, Aqmi diffusait une vidéo qui disait qu'Al-Qaida et Aqmi ne souhaitaient pas attaquer la Tunisie "sauf en cas d'autodéfense". Y a-t-il un risque d'engrenage terroriste dans le pays, comme on a pu le voir en Algérie ?
- Un scénario à l'algérienne est pour l'instant peu envisageable car les terroristes n'ont pas l'assise populaire qu'ils avaient en Algérie, malgré la crise économique et sociale qui sévit en Tunisie. En Algérie, à un moment, il y avait plus de 25.000 combattants dans le maquis ! Mais les terroristes occupent bien le Mont Chaâmbi en mettant des IED, ils ont des abris et s'y entraînent. Ils descendent petit à petit dans les bourgades autour, dans le gouvernorat de Kasserine.
Si le gouvernement tunisien ne met pas en place une stratégie sérieuse, réelle et globale pour cette région, s'il n'envoie pas des troupes de l'armée, et des policiers qui ne sont pas issus de cette région, je crains effectivement que dans les prochains mois la zone ne devienne un foyer à l'algérienne.
Non pas qu'une guerre civile est à craindre mais un terrorisme résiduel est imaginable. C'est un potentiel foyer d'instabilité et de déstabilisation pour le pays.
Interview réalisée par Sarah Diffalah - Le Nouvel Observateur
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