Incarcéré depuis mercredi, Nassreddine Ben Saïda, directeur de la rédaction du quotidien Ettounsiya, a entamé samedi une grève de la faim.
Il est inculpé pour avoir publié une image [voir ci-contre] du footballeur d'origine tunisienne Sami Khedira (Real de Madrid) et de sa femme mannequin, Lena Gercke.
Les photographes auront d'abord repéré la violation flagrante du copyright, péché véniel mais coutumier de la presse tunisienne. Mais bien entendu le scandale n'est pas là. Le plus préoccupant est la transgression des limites censées garantir la liberté de la presse dans la Tunisie post-dictature.
Un scandale juridique puisque, rappelle Reporter sans frontières :
Il faut nuancer tout de même et préciser que, pour l'instant, les conditions de travail des journalistes tunisiens et étrangers en Tunisie sont plus proches de celles que connaît la France, que celles de l'ancien régime. Mais le signal est inquiétant et la censure morale semble en passe de succéder à la censure politique.
Pour mieux saisir l'origine de cette passion, il faut relire Frantz Fanon et le premier chapitre de « L'An V de la révolution algérienne » où il évoque l'ardeur des colons français à dévoiler les Algériennes. « Ayons la femme et le reste suivra ! », proclamait la doctrine coloniale ou, plus élaboré :
Les cérémonies de dévoilement étaient alors, comme en mai 1958, lors du soulèvement qui a permis le retour du général de Gaulle, le signe du terrain conquis par la France sur la société « arriérée » qu'il fallait « civiliser » et sur l'emprise du nationalisme algérien.
A cette « bataille grandiose », à cette « offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppos[ait] le culte du voile ».
Les crispations identitaires d'aujourd'hui (en Tunisie, comme en Europe) s'enracinent dans ce passé colonial qui, décidément, ne passe pas.
Dans la Tunisie post-14 Janvier, le retour des tenues islamiques est une réponse à sa longue stigmatisation. Un signe de rupture avec la modernisation imposée par Bourguiba et Ben Ali, mais dans l'ensemble, plutôt bien vécu dans une société où l'enjeu colonial est dépassé et prête à laisser à chacune sa liberté.
Mais le terrain de la conquête s'est déplacé et à présent, des groupes salafistes sont partis à l'assaut de la doctrine sunnite locale (malékite) pour l'amener vers les références wahhabites (l'islam de la péninsule arabique) beaucoup plus rigoriste. Le niqab, qui ne laisse rien apparaître du corps, est le jalon de cette entreprise identitaire, religieuse et politique.
La tentative de faire admettre des étudiantes en niqab à l'université de la Manouba relève de cette volonté de marquer son territoire et elle a porté les tensions idéologiques à un point explosif.
La visibilité du corps des femmes dans l'espace public renvoie bien sûr à d'autres aspects, notamment au refoulement de la puissance déstabilisatrice du désir pour l'ordre social.
Plus profondément, selon Olfa Youssef (« Le Coran au risque de la psychanalyse », Albin Michel, 2007), linguiste et psychanalyste :
Si la question des tenues islamiques n'avait pas pris un tour aussi passionnel, Ettounsiya n'aurait probablement pas éprouvé le besoin de publier cette image dont la valeur informative est plutôt faible. Et le gouvernement n'éprouverait pas le besoin d'envoyer un journaliste en prison pour une photo qui n'aura fait perdre la vue à personne.
Erotiser ou « désérotiser » l'espace social ne relève au fond que de la même obsession, et de la même propension à réduire les femmes à leur fonction sexuelle.
Maintenant si le corps féminin, érotisé ou occulté, devient l'arme du combat pour s'approprier le sens de la révolution, on se demande jusqu'où ira cette surenchère dans l'exhibition du corps et de la religiosité
http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/02/19/tunisie-le-corps-feminin-nouveau-champ-de-bataille-226645
Il est inculpé pour avoir publié une image [voir ci-contre] du footballeur d'origine tunisienne Sami Khedira (Real de Madrid) et de sa femme mannequin, Lena Gercke.
Les photographes auront d'abord repéré la violation flagrante du copyright, péché véniel mais coutumier de la presse tunisienne. Mais bien entendu le scandale n'est pas là. Le plus préoccupant est la transgression des limites censées garantir la liberté de la presse dans la Tunisie post-dictature.
Un scandale juridique
Le motif d'inculpation retenu est l'atteinte aux bonnes mœurs et le trouble à l'ordre public en vertu de l'article 121 ter du code pénal.Un scandale juridique puisque, rappelle Reporter sans frontières :
« Privilégier l'utilisation du code pénal réduit à néant le [nouveau] code de la presse [promulgué en novembre dernier, ndlr] alors que celui-ci dispose dans son article 2 que sont abolis “tous les textes précédents en contradiction avec le présent code […]” et remet en cause la dépénalisation des délits de presse engagée par ce décret-loi. »Par ailleurs, précise Mustafa Ben Letaief, professeur de droit et l'un des rédacteurs du nouveau code de la presse :
« En présence de deux textes prévoyant des sanctions différentes, c'est toujours la sanction la plus douce qui est appliquée, or le code de la presse exclut toute peine privative de liberté. »Le parquet a donc réactivé un instrument juridique de la censure hérité de l'ère Ben Ali, en contrevenant aux principes juridiques les plus élémentaires.
Il faut nuancer tout de même et préciser que, pour l'instant, les conditions de travail des journalistes tunisiens et étrangers en Tunisie sont plus proches de celles que connaît la France, que celles de l'ancien régime. Mais le signal est inquiétant et la censure morale semble en passe de succéder à la censure politique.
« Ayons les femmes et le reste suivra »
Mais l'affaire soulève un autre problème. Pourquoi publier la photo de cette femme presque nue à la une d'un quotidien ? Et plus précisément, pourquoi voiler ou dévoiler le corps féminin semble devenu l'enjeu le plus crucial de la société tunisienne ?Pour mieux saisir l'origine de cette passion, il faut relire Frantz Fanon et le premier chapitre de « L'An V de la révolution algérienne » où il évoque l'ardeur des colons français à dévoiler les Algériennes. « Ayons la femme et le reste suivra ! », proclamait la doctrine coloniale ou, plus élaboré :
« Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, nous devons d'abord conquérir les femmes. »
Affiche de propagande réalisée par le 5e bureau psychologique de l'armée française pendant la guerre d'Algérie
A cette « bataille grandiose », à cette « offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppos[ait] le culte du voile ».
Les crispations identitaires d'aujourd'hui (en Tunisie, comme en Europe) s'enracinent dans ce passé colonial qui, décidément, ne passe pas.
Une bataille géopolitique et identitaire
L'argumentation religieuse pour justifier ce regain d'intérêt pour les tenues islamiques depuis une trentaine d'années n'est que le vocabulaire d'une tentative de reconquête symbolique contre l'influence occidentale (et de réaffirmation de l'orthodoxie sunnite face aux prétentions de la révolution islamique iranienne chiite à brandir plus haut l'étendard de l'islam). Une bataille identitaire et géopolitique dont le terrain d'affrontement est le corps féminin.Dans la Tunisie post-14 Janvier, le retour des tenues islamiques est une réponse à sa longue stigmatisation. Un signe de rupture avec la modernisation imposée par Bourguiba et Ben Ali, mais dans l'ensemble, plutôt bien vécu dans une société où l'enjeu colonial est dépassé et prête à laisser à chacune sa liberté.
Mais le terrain de la conquête s'est déplacé et à présent, des groupes salafistes sont partis à l'assaut de la doctrine sunnite locale (malékite) pour l'amener vers les références wahhabites (l'islam de la péninsule arabique) beaucoup plus rigoriste. Le niqab, qui ne laisse rien apparaître du corps, est le jalon de cette entreprise identitaire, religieuse et politique.
La tentative de faire admettre des étudiantes en niqab à l'université de la Manouba relève de cette volonté de marquer son territoire et elle a porté les tensions idéologiques à un point explosif.
La visibilité du corps des femmes dans l'espace public renvoie bien sûr à d'autres aspects, notamment au refoulement de la puissance déstabilisatrice du désir pour l'ordre social.
Plus profondément, selon Olfa Youssef (« Le Coran au risque de la psychanalyse », Albin Michel, 2007), linguiste et psychanalyste :
« Le corps de la femme, dépourvu de pénis, représente une menace de castration pour l'homme. Masquer le corps féminin est une manière de faire disparaître cette angoisse. C'est pour cette raison que le voile est un problème masculin. »
Climat anxiogène
Dans le climat anxiogène que traverse une société tunisienne sans repère, les peurs identitaires se projettent sur le corps féminin et les passions s'exacerbent au point d'occulter les défis sociaux et politiques.Si la question des tenues islamiques n'avait pas pris un tour aussi passionnel, Ettounsiya n'aurait probablement pas éprouvé le besoin de publier cette image dont la valeur informative est plutôt faible. Et le gouvernement n'éprouverait pas le besoin d'envoyer un journaliste en prison pour une photo qui n'aura fait perdre la vue à personne.
Erotiser ou « désérotiser » l'espace social ne relève au fond que de la même obsession, et de la même propension à réduire les femmes à leur fonction sexuelle.
Maintenant si le corps féminin, érotisé ou occulté, devient l'arme du combat pour s'approprier le sens de la révolution, on se demande jusqu'où ira cette surenchère dans l'exhibition du corps et de la religiosité
http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/02/19/tunisie-le-corps-feminin-nouveau-champ-de-bataille-226645
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