Le soulèvement qui s’opère présentement dans les grandes villes de Turquie, et qui a commencé place Taksim à Istanbul, se trouve interprété ici ou là comme un « printemps turc » qui viendrait s’inscrire dans le prolongement du printemps arabe. Cette interprétation est absolument fausse.
Ce qui a été nommé « printemps arabe » a été, je l’ai écrit plusieurs fois, non pas un mouvement de revendication de liberté et de démocratie, mais une réaction à un effondrement économique qui, depuis, s’accentue encore.
Ce qui se passe en Turquie est une revendication de liberté et de démocratie et ne résulte pas d’un effondrement économique : quand bien même l’endettement du pays s’est accru et la croissance a fléchi, la Turquie se porte économiquement bien, beaucoup mieux que la plupart de ses voisins et a connu au cours de la décennie écoulée une croissance qui lui a permis, dans ses grandes villes, de s’approcher du niveau de vie de pays d’Europe occidentale. Elle est, avec l’Indonésie et à un moindre degré la Malaisie, le seul pays du monde musulman où existent entrepreneurs et esprit d’entreprise.
Ce qui a été nommé « printemps arabe » a été une forme de geste de rage et de désespoir qui a rapidement débouché sur une prise en main de pays entiers par l’islam radical.
Ce qui se passe en Turquie n’est porteur d’aucune rage, d’aucun désespoir, et d’aucune possibilité pour l’islam radical de s’appuyer sur les manifestants : les Turcs qui manifestent sont, plutôt, inquiets et en colère, et ce qui les inquiète et les met en colère est, au contraire, le danger de voir l’emprise de l’islam radical s’accentuer sur le pays.
Comprendre la Turquie moderne et ce qui s’y passe implique de voir qu’elle fut le cœur de l’empire ottoman, dernier grand empire musulman, qu’elle est née d’une renaissance impulsée par Mustapha Kemal et de ce qui a été, depuis appelé le kemalisme.
Mustapha Kemal a voulu forger un pays moderne, occidentalisé, et il y est largement parvenu. Il a, pour cela, placé l’islam en lisière et sous contrôle strict, promulgué la laïcité, établi un fonctionnement républicain placé sous la surveillance d’une armée forte, donné au pays pour horizon le monde occidental. Il a imposé l’alphabet latin pour que la lecture du Coran, rédigé en arabe, soit plus difficile. Il a interdit le voile islamique, imposé le costume occidental, établi un cadre juridique fondé sur l’égalité de droit homme-femme, réformé l’école aux fins qu’elle forme des gens à l’esprit de la modernité.
Malgré des soubresauts et des rappels à l’ordre réguliers des dirigeants politiques par les chefs militaires, la ligne fixée par Mustapha Kemal a été tenue. La Turquie est devenue membre de l’OTAN en 1952, membre de l’union douanière de l’Europe en 1996, alliée stratégique d’Israël depuis qu’elle est membre de l’OTAN.
En 2002, l’AKP, dirigée par Recep Tayyip Erdogan, a emporté une majorité relative aux élections législatives, non pas parce que l’AKP avait un programme islamique, mais parce qu’Erdogan promettait de libéraliser l’économie davantage qu’elle ne l’était déjà et de lutter contre la corruption qui entachait certains membres de la classe politique turque. Et aussi parce qu’Erdogan avait été un bon maire d’Istanbul.
Au cours des années qui ont suivi, Erdogan a tenu ses promesses économiques et a, dans un premier temps, effectivement lutté contre la corruption. La Turquie étant en pourparlers pour adhérer à l’Union Européenne, il a mené ces pourparlers et respecté l’essentiel des exigences européennes.
Il a aussi entrepris de ré-islamiser la société turque, avec, hélas, un certain succès. Il a mis en place un clientélisme politique autour duquel flotte non pas un parfum de corruption, mais un favoritisme de plus en plus visible. Il a tenté de prendre en main les médias, la justice, l’armée. Il a mis en place une diplomatie régionale porteuse elle-même d’orientations islamiques de plus en plus prononcées, et s’est un temps rapproché de l’Iran et du régime Assad en Syrie, tout en nouant des liens avec l’Arabie Saoudite et le Qatar. Il a révélé, depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama aux Etats-Unis, une hostilité croissante vis-à-vis d’Israël et une amitié elle-même croissante envers des organisations telles que le Hamas.
La prise en main de pays arabes par l’islam radical, Tunisie, Egypte, Libye, lui a permis de songer que la Turquie pourrait redevenir la puissance islamique sunnite dominante de la région, et qu’il pourrait devenir le leader d’une forme de nouveau califat, qui inclurait non seulement le monde arabe, mais les régions turcophones d’Asie centrale.
Il a appuyé le soulèvement sunnite syrien, espérant que les Frères musulmans prendraient le pouvoir à Damas, avec l’appui de l’Europe et des Etats-Unis. Les choses ne se sont pas passées comme il l’espérait.
Les Frères musulmans n’ont pas pris le pouvoir à Damas. Obama n’a pas impliqué les Etats Unis au côté des Frères musulmans syriens parce qu’il n’a pas osé défier la Russie et l’Iran. Les Européens ont adopté l’attitude d’Obama.
Des centaines de milliers de réfugiés syriens ont pris la route de l’exil, pour une bonne partie, celle de la Turquie.
Les régions kurdes de Syrie ont acquis une autonomie précaire porteuse de risques de troubles en Turquie.
Le récent voyage d’Erdogan à Washington n’a pas fait bouger Obama.
En ce contexte, aux fins de continuer sur sa lancée, Erdogan veut faire modifier la Constitution turque pour que le Président ait davantage de pouvoir, et il veut se présenter aux élections présidentielles de 2014.
La jeunesse turque vivant dans les grandes villes voit d’un très mauvais œil la diplomatie régionale d’Erdogan, son implication dans le conflit syrien, ses liens avec des organisations telles que le Hamas, tout comme elle voit d’un très mauvais œil la ré-islamisation du pays. Elle s’inquiète des dérives autoritaires d’Erdogan, et de la perspective d’une présidence Erdogan en 2014.
Un projet de réaménagement des abords de la place Taksim, et une réaction violente d’Erdogan ont mis le feu aux poudres.
Une bonne part de la jeunesse turque ne veut pas de la montée de l’islam radical en Turquie, et voit en Erdogan le vecteur de cette montée.
L’hostilité à l’islam radical est ce qui l’unit. La défense de la liberté individuelle et de la liberté de choix l’imprègne. La mise au pas des médias et de la justice la révolte. La Turquie compte présentement une centaine de journalistes emprisonnés sous des prétextes spécieux.
Malheureusement, il n’existe aucune autre forme d’unité chez ceux qui s’opposent à Erdogan. On trouve parmi eux des kemalistes nationalistes partisans d’un retour à la grandeur ottomane, des libéraux à l’européenne, quelques gens de gauche, voire d’extrême gauche.
Le mouvement risque dès lors de retomber.
Erdogan gardera des chances d’être élu en 2014, faute d’adversaire. Il devra remarquer que, partout dans les rues des grandes villes, on distribue des drapeaux sur lesquels est imprimé le portrait de Mustapha Kemal. Se réclamer, globalement, au delà du kemalisme, de Mustapha Kemal, c’est envoyer un message clair à Erdogan.
Des hommes tels qu’Abdullah Gül, actuel Président de la Turquie, membre lui-même de l’AKP, se sont dissociés d’Erdogan et ont appelé celui-ci à la modération, tout comme, depuis les Etats-Unis où il réside dans un exil choisi, Fethullah Gülen, disciple de Said Nursi, et principale figure spirituelle de l’islam turc contemporain.
Nul ne peut savoir précisément ce qui va suivre. Il est néanmoins très raisonnable de penser qu’Erdogan ne pourra pas ne pas tenir compte de la révolte anti-islamique et anti-autoritaire qui vient de se produire.
Il est très raisonnable de penser que la Turquie restera, grâce à la vigilance de ceux qui se sont révoltés, une démocratie musulmane.
Il est très raisonnable de penser que la vigilance devra continuer à s’exercer car, grâce à Erdogan, des islamistes agissent dans tout le pays, et disséminent des idées radicales, anti-occidentales, antisémites, anti-Israéliennes.
Il est très raisonnable de penser que, dans un contexte d’effondrement du monde arabe et d’une bonne part du monde musulman, la Turquie restera un pays différent, ouvert à l’Occident, un pays où les Juifs pourront aller et venir dans les grandes villes sans courir les dangers qu’ils courraient aujourd’hui dans l’essentiel du monde arabe.
Le reste dépendra de l’évolution de la région. Obama n’apparaît plus à Erdogan comme un allié fiable et comme un homme sur qui il peut compter pour faire avancer l’islam radical en terre sunnite. Erdogan sait qu’il faut compter avec le poids de Poutine, qui entend sauver le régime Assad. Il sait que le seul pays capable d’endiguer l’Iran est Israël, et même s’il déteste Israël personnellement, c’est une donnée qu’il ne peut laisser de côté. Il sait que les entrepreneurs turcs, y compris ceux qui financent l’AKP ont des liens économiques avec Israël, l’Europe et les Etats-Unis et n’entendent pas les rompre.
Il sait que la population turque est composite. Au sein du sunnisme turc, il y a, outre l’influence de Fethullah Gülen, le poids du courant alevi, proche du soufisme, porteur d’un islam modéré. Au sein de la Turquie, il y a une minorité chiite qui pourrait créer des troubles si les chiites et les alaouites subissaient un écrasement en Syrie. Il y a aussi les Kurdes, et Erdogan a fait ces derniers jours des gestes sans précédents en leur direction, ouvrant la porte à une autonomie des régions kurdes. Il entretient un dialogue avec les Kurdes syriens et avec les Kurdes irakiens. Il a noué des liens économiques avec le Kurdistan irakien.
Au terme de la recomposition régionale en cours, la Turquie restera un acteur majeur et, je pense, un allié d’Israël et des Etats-Unis. Ce qui n’était pas du tout certain lorsque la mise en œuvre de la doctrine Obama s’est enclenchée.
Le basculement de la Turquie vers l’islam radical entrepris par Erdogan se trouve profondément entravé.
La politique étrangère d’Obama vis-à-vis du monde musulman prend chaque jour davantage des allures de fiasco abyssal : le rêve obamien d’un monde sunnite aux mains des Frères musulmans et supervisé par un Erdogan triomphant a pris les allures d’un cauchemar, avec une Egypte dans le chaos et la faillite, une Tunisie déchirée, une Libye en proie aux conflits entre groupes djihadistes, une Arabie Saoudite sur la défensive et se tournant vers la Chine, une Syrie et un Irak en proie aux convulsions d’un conflit entre djihadistes sunnites et djihadistes chiites, un Liban glissant vers les mêmes convulsions, une Jordanie en situation de plus en plus instable, une Turquie elle-même sur la défensive et où le basculement islamique est endigué, pour l’heure.
Le rêve obamien symétrique d’un Iran parvenant au seuil de l’arme atomique et avec lequel les Etats Unis pourraient s’entendre prend lui-même des allures de cauchemar : le successeur d’Ahmadinejad dans quelques semaines sera un protégé de Khamenei, qui tient les rênes du pays et qui ne prend pas du tout le chemin de la moindre concession aux Etats Unis. Seule la Russie et, en arrière plan, la Chine, peuvent peser sur Khamenei.
Le rêve obamien d’un Israël isolé, acculé, contraint de céder, cède la place à une autre réalité : un Israël en position de pôle de stabilité régionale, bénéficiant d’un soutien tacite de l’Arabie Saoudite et de liens un temps entamés par Erdogan, mais maintenus plus largement avec la Turquie.
Que comprend-on de tout cela en Europe ? Rien, ou presque.
© Guy Millière pour www.Dreuz.info
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire