Extraits des Intellectuels intègres, de Pascal Boniface
Pascal Boniface : Comment expliques-tu l’impunité du mensonge à laquelle on assiste aujourd’hui, le fait que l’on puisse raconter de grosses bourdes ?
Emmanuel Todd : C’est quelque chose qui me fascine. Personnellement, je vis dans la terreur de faire des erreurs en termes de recherche scientifique. J’ai peur d’avoir tort dans des faits ou des interprétations. Quand je vois certains de ces intellectuels médiatiques, lorsque j’entends ce qu’ils disent et la façon dont ils sont démentis, je me dis que si j’avais fait des trucs pareils, je me suiciderais de honte. Mais ce laxisme, cette complaisance envers soi-même font partie d’une évolution des mœurs qui dépasse tout à fait le monde intellectuel.
Je ne veux pas qu’il y ait de malentendu. Je n’ai pas la nostalgie du passé sur le plan psychologique et moral. Je pense que les gens sont aujourd’hui tout autant moraux qu’autrefois. Les gens ordinaires sont même beaucoup plus ouverts. L’élévation du niveau de conscience, de la capacité de communication, de la tolérance envers autrui sont dans les milieux populaires un phénomène massif. On l’a un peu oublié, les ouvriers avaient autrefois des difficultés à exprimer leurs émotions, étant parfois proches d’états schizoïdes – je n’ai pas parlé de schizophrénie. L’élévation du niveau culturel, la remise en question des schémas autoritaires, l’équilibrage des rôles masculin et féminin ont mené l’ensemble de la population à un état psychique et moral très supérieur à ce qu’il était autrefois. Cela a toutes sortes de conséquences sociopolitiques positives : l’incapacité à concevoir la guerre notamment, qui est assurément une bonne chose même si c’est parfois embêtant lorsque le monde extérieur la conçoit toujours. Reste que l’un des corrélats – transitionnel j’espère – de cette révolution psychologique a été l’affaiblissement d’un certain type de rigueur intellectuelle ; je suis en train de parler de permissivité. Certes Mai 68 a été pour moi un bonheur extraordinaire, on s’est marrés comme des fous, et à partir de Mai 68 la société a en gros bien évolué comme je le disais juste avant. Mais pour le coup on peut reprendre la leçon d’Aron : on n’a rien sans rien, un phénomène n’est jamais complètement bénéfique. La libération des mœurs, qui est une bonne chose, s’est accompagnée d’un certain type de relâchement de l’autodiscipline morale en milieu intellectuel. Ce n’est pas la peine de le nier. On le voit dans le rapport à l’argent et dans une tolérance à des comportements intellectuels indignes : les gens font des plagiats, se font prendre et ne se suicident pas. Et ils recommencent. C’est tout à fait stupéfiant.
Tout ça, c’est le livre que je n’écrirai pas parce que je ne m’intéresse pas suffisamment à ces gens pour leur consacrer de l’énergie. Mais si je travaillais là-dessus, j’essaierais de – c’est ce que d’instinct je commençais à faire – trouver une explication socio-psychologique dans laquelle je mettrais en parallèle tout le bien que les évolutions psychiques ont pu faire dans les milieux populaires et les dégâts qu’elles ont pu faire dans le monde intellectuel. Mais ne dramatisons pas. Je vous jure que les historiens restent aussi sérieux et fiables qu’avant.
Et je complète ce schéma sur les évolutions récentes en rappelant que la « déconographie » philosophique est en France un phénomène fort ancien, qui a fait le lit des délires actuels. La philosophie française a été, durant tout le xxe siècle, et plus tôt encore, remplie de propositions – sur l’être, le néant, l’étant, etc. – dépourvues de sens mais qui se prenaient pour des découvertes métaphysiques. « Je pense donc je suis » et toute cette sorte de chose : tautologie, nonsens, poésie ? Peut-on humainement exiger une rigueur morale absolue de gens qui ont réussi un concours parce qu’ils ont su pasticher ces âneries ? Il y avait depuis longtemps une fragilité constitutionnelle dans la pensée française.
Source : Jolpress.com
Emmanuel Todd : C’est quelque chose qui me fascine. Personnellement, je vis dans la terreur de faire des erreurs en termes de recherche scientifique. J’ai peur d’avoir tort dans des faits ou des interprétations. Quand je vois certains de ces intellectuels médiatiques, lorsque j’entends ce qu’ils disent et la façon dont ils sont démentis, je me dis que si j’avais fait des trucs pareils, je me suiciderais de honte. Mais ce laxisme, cette complaisance envers soi-même font partie d’une évolution des mœurs qui dépasse tout à fait le monde intellectuel.
Tout ça, c’est le livre que je n’écrirai pas parce que je ne m’intéresse pas suffisamment à ces gens pour leur consacrer de l’énergie. Mais si je travaillais là-dessus, j’essaierais de – c’est ce que d’instinct je commençais à faire – trouver une explication socio-psychologique dans laquelle je mettrais en parallèle tout le bien que les évolutions psychiques ont pu faire dans les milieux populaires et les dégâts qu’elles ont pu faire dans le monde intellectuel. Mais ne dramatisons pas. Je vous jure que les historiens restent aussi sérieux et fiables qu’avant.
Et je complète ce schéma sur les évolutions récentes en rappelant que la « déconographie » philosophique est en France un phénomène fort ancien, qui a fait le lit des délires actuels. La philosophie française a été, durant tout le xxe siècle, et plus tôt encore, remplie de propositions – sur l’être, le néant, l’étant, etc. – dépourvues de sens mais qui se prenaient pour des découvertes métaphysiques. « Je pense donc je suis » et toute cette sorte de chose : tautologie, nonsens, poésie ? Peut-on humainement exiger une rigueur morale absolue de gens qui ont réussi un concours parce qu’ils ont su pasticher ces âneries ? Il y avait depuis longtemps une fragilité constitutionnelle dans la pensée française.
Source : Jolpress.com
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire