Au départ, cela ressemble à l’une de ces rumeurs dont sont infestées
les réseaux sociaux. Mais l’affaire est authentique : deux Tunisiens ont
été condamnés le 28 mars par le tribunal correctionnel de Mahdia à sept
ans de prison ferme et à 600 euros d’amende pour la publication
d’ouvrages et de dessins défendant l’athéisme et critiquant l’islam.
Jaber El Majri, professeur d’anglais, avait publié sur page Facebook
des dessins particulièrement crus, où il représente par exemple un porc
sur la Kaaba (la pierre noire de la Mecque), et des propos assez
virulents par lesquels il exprime sa haine des Arabes et son soutien au
Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu. Il est actuellement en
détention.
Le second, considéré comme son complice, Ghazi El Beji, est l’auteur
d’un petit roman publié en ligne, intitulé « L’Illusion de l’islam »,
dans lequel il met en scène le prophète Mohamed et son épouse Aïcha. Il
est actuellement en fuite à l’étranger. Les faits sont clairement
décrits dans l’excellent travail d’enquête des blogueuses Henda Hendoud et Olfa Riahi.
L’athéisme « plus grave que le meurtre »
Foued Cheikh Al Zouali, l’avocat qui a porté plainte à la demande de
simples citoyens, comme les policiers qui entendu les deux accusés,
insistent pour dire que les poursuites ne sont pas motivées par les
convictions des deux jeunes hommes, mais par leurs actes, en
l’occurrence, leurs écrits.
Des faits qui relèvent notamment de l’article 121 ter du code pénal
sanctionnant les publications « de nature à portée atteinte à l’ordre
public et aux bonnes mœurs ». Le même texte invoqué contre le directeur
du quotidien Ettounsiya.
Cette disposition était utilisée autrefois contre les opposants au
Président Ben Ali. Entre autres l’actuel ministre de la Réforme
administrative, Mohamed Abbou, à l’époque où il dénonçait la torture.
Mais les termes de l’avocat, qui évoque à propos de Ghazi el Béji le
« complice d’athéisme » de Jaber el Majri, « un crime plus grave que le
meurtre », trahissent le grief à l’origine de la plainte. De même, le
résumé de l’ouvrage « L’Illusion de l’islam » par la police mentionne :
« Doute de l’existence de Dieu, doute de l’existence d’une religion nommée Islam, doute de l’existence du Prophète Mohamed, avec justificatifs du doute comme y insiste l’auteur ».Aucune mention d’un quelconque « trouble public » avéré et effectif.
Pas besoin de la charia pour emprisonner
Cette histoire apporte plusieurs enseignements. Tout d’abord qu’il n’a pas été nécessaire d’inclure la charia dans la Constitution ou de modifier son article 1er
qui stipule que la religion de la Tunisie est l’islam, ni même de
rédiger une nouvelle loi, pour envoyer quelqu’un en prison pour
blasphème.
La lettre de la loi n’a pas changé, mais de tout évidence la pression
sociale et l’esprit dans lequel les magistrats interprèteront la Loi,
suffiront à islamiser le Droit. Et si d’autres dispositions
constitutionnelles ne garantissent pas explicitement les libertés
publiques, les aspects les plus restrictifs et discriminants de la
doctrine religieuse pourront déterminer la jurisprudence.
L’autre enseignement est la lenteur avec laquelle l’affaire est
sortie dans les médias. Le camp des opposants les plus allergiques à
Ennahdha a tellement amplifié le moindre incident, relayé des rumeurs
infondées ou des informations parcellaires, en un mot crié au loup,
qu’il a fallu attendre plusieurs jours pour que l’information soit
confirmée par une enquête. Et ce ne sont pas les journalistes des médias
traditionnels qui l’ont menée, mais des militants et des bloggeurs.
Pas la cause la plus facile à défendre
Par ailleurs, la gêne est sensible. Les deux accusés n’ont pas eu
d’avocat et peu de voix s’élèvent publiquement pour les défendre. C’est
qu’une fois de plus, la liberté d’expression n’a pas le meilleur
flambeau.
Après la projection un peu racoleuse et la traduction outrancière de « Persepolis » par la chaine Nessma, après la publication en couverture du quotidien Ettounsiya d’une femme quasiment nue,
dont l’utilité informative est encore à démontrer, le risque est
d’ancrer dans l’opinion l’équivalence entre liberté d’expression et
insulte à l’islam ou immoralité.
Une perception qui n’aide pas forcément les députés progressistes et
républicains qui, au sein de la Constituante, tentent d’inclure dans la
future loi fondamentale une référence à la déclaration universelle des
droits de l’Homme.
La présidence de la République, par la voix de son porte parole Adnane Manser, a justifié la condamnation :
« Attaquer les symboles sacrés de l’Islam ne peut être considéré comme relevant de la liberté d’expression. Nous sommes un pays musulman, et à cet égard, nous sommes contre ceux qui insultent les religions.
Il s’agit d’une forme d’extrémisme, qui provoque des réactions extrêmes que nous devons éviter en cette période délicate. »
Il faudra s’habituer à ce que le sentiment religieux joue un rôle
important en Tunisie. Les intellectuels français qui se veulent
solidaires devront apprendre à élargir leur empathie au-delà des
« Tunisiens des Lumières ». Décrypter ce débat dépasse les
interprétations binaires.
« Diffamation des religions », un délit contesté
Le secours de la doctrine des Nations unies pourrait être en revanche
plus précieux pour définir les termes de la relation orageuse entre
liberté d’expression et religion.
Elle a, en effet récemment, évolué. Pendant des années, sous la
pression de l’organisation de coopération islamique (OCI), la
« diffamation des religions » était retenue par l’Unesco et la
commission des droits de l’homme comme une limite à la liberté
d’expression.
En clair, une simple critique, une caricature, même une approche
scientifique remettant un dogme en question pouvait être assimilée à une
diffamation.
Depuis une résolution de décembre 2011, la doctrine a évolué et
rejeté la notion de diffamation des religions, trop favorable aux
gardiens du temple les plus liberticides.
Les Nations unies se réfèrent dorénavant à une notion plus complexe :
« ... la lutte contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence et la violence fondés sur la religion ou la conviction. »
Elle a mérite de ne plus pénaliser une expression visant une
religion, mais de protéger les personnes pratiquant cette religion
contre les préjugés et les appels à la haine.
Une évolution dont les constituants tunisiens et les acteurs sociaux
pourraient davantage profit que des invectives entre « laïques » et
« islamistes ».
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