« Il n’y a pas d’égalité vraie sans liberté » Jean Jaurès

À vrai dire, il n’y a pas d’égalité vraie sans liberté… il est plus facile de comprendre et de vouloir l’égalité que de comprendre et de vouloir la liberté… quand la liberté est entrée en nous, elle prend possession de la fibre la plus intime, et cette fibre est d’une délicatesse infinie. Mais, précisément, parce que la passion de la liberté est une chose si haute, précisément parce qu’elle est faite non d’intérêt, non de banale vanité, mais de fierté humaine et de dignité, elle est beaucoup plus rare et beaucoup plus précaire dans les sociétés humaines que la passion de l’égalité… l’honneur du parti républicain, c’est qu’il travaille justement à donner à notre race l’amour de la liberté, à faire que la liberté nous soit aussi nécessaire que l’égalité, aussi nécessaire que le pain… Jean Jaurès 1888.

« L’histoire nous apprend cette chose redoutable que notre pays peut, pendant des années, se passer de liberté. La liberté se réveille en sursaut, d’intervalle en intervalle ; mais elle fait parfois de longs sommeils. Notre pays, au fond, est plus passionné pour l’égalité que pour la liberté ; il y a bien des citoyens encore dans notre France républicaine pour lesquels la liberté ne fait pas partie de l’existence elle-même. Ils ne souffriraient pas un privilège à côté d’eux, ils souffriraient un maître au-dessus d’eux.
À vrai dire, il n’y a pas d’égalité vraie sans liberté. Le despotisme est la plus monstrueuse des inégalités, puisqu’il y a alors des millions d’hommes qui ne peuvent rien et un homme qui peut tout. Mais, enfin, il est plus facile de comprendre et de vouloir l’égalité que de comprendre et de vouloir la liberté. Sans doute, il y a, dans le besoin d’égalité, un besoin de justice. Pourquoi porterais-je tel fardeau ? Pourquoi endurerais-je telle souffrance ? Et pourquoi cet autre ignorerait-il cette souffrance et ce fardeau ? N’est-il pas un homme et ne suis-je pas un homme ?
Mais il y a autre chose. Lorsqu’il y a inégalité, quand quelques-uns sont exempts du fardeau, soit du fardeau de l’impôt, soit du fardeau militaire, la charge est plus lourde pour les autres. Lorsqu’un enfant privilégié hérite de tout le domaine pater­nel, il ne reste aux autres enfants que la misère, c’est-à-dire que, quand l’égalité est violée, il y a beaucoup d’hommes qui souffrent dans leur intérêt matériel. Et dans la passion de l’égalité, il n’y a pas seulement la passion de justice, il y a l’âpreté de l’in­térêt matériel.
De plus, ceux au profit de qui l’égalité était violée, ceux qui ne payaient pas d’impôt, ceux qui étaient exempts de la conscription, ceux qui accaparaient tout l’héritage, on les rencontrait tous les jours, on vivait avec eux, on se heurtait à eux, et l’orgueil souffrait à tout instant de ces rencontres.
C’est ainsi que toutes les forces de l’esprit et du cœur de l’homme, l’idée du droit, l’intérêt, l’orgueil sont au service de l’égalité. Au contraire, supprimez tout à coup la liberté, mais en respectant l’égalité, faites qu’au-dessus de nous tous il y ait un maître et que, sous ce maître, nous restions égaux, en quoi souffriront tout d’abord mes inté­rêts matériels ? En rien. En quoi aussi souffrira mon orgueil ? Le maître vit dans une sphère où je ne vis pas ; et dans le monde où je vis, je ne rencontre que des égaux, c’est-à-dire aucune humiliation.
Une seule chose souffrira, en moi, une chose bien plus haute que l’intérêt, bien plus haute que cet orgueil subalterne qui se console de la servitude pourvu qu’elle soit égale pour tous ; c’est la fierté. Quand une fois elle s’est éveillée au cœur de l’homme, la seule idée qu’un maître, que l’ombre d’un maître, puisse menacer la liberté est intolérable. L’idée que la pensée d’un homme annule notre pensée, que la volonté d’un homme absorbe notre volonté, que son caprice tue notre droit, que son orgueil se nourrit de notre humiliation, nous ferait crier de douleur. Quand la liberté est entrée en nous, elle prend possession de la fibre la plus intime, et cette fibre est d’une délicatesse infinie. Mais, précisément, parce que la passion de la liberté est une chose si haute, précisément parce qu’elle est faite non d’intérêt, non de banale vanité, mais de fierté humaine et de dignité, elle est beaucoup plus rare et beaucoup plus précaire dans les sociétés humaines que la passion de l’égalité.
L’honneur du parti républicain, c’est qu’il travaille justement à donner à notre race l’amour de la liberté, à faire que la liberté nous soit aussi nécessaire que l’égalité, aussi nécessaire que le pain. C’est là notre œuvre propre, notre marque propre, notre grandeur propre. Et, lorsque le boulangisme, sous prétexte de concentration, nous demande d’oublier les vieilles classifications surannées des partis, quand il nous demande de nous confondre dans un grand parti national avec les bonapartistes et les cléricaux, il demande tout simplement au parti républicain de s’oublier lui-même, d’abolir en un jour l’œuvre si péniblement conduite et d’abaisser à la seule passion de l’égalité, nécessaire mais insuffisante, l’âme française, que nous avions enfin haussée à la liberté.
Non, la concentration nationale n’est pas dans l’effacement, elle est dans le rayonnement de l’idée républicaine. Je ne dis pas que nous n’ayons eu bien des fois les travers et les étroitesses de l’esprit de parti. Nous devons certainement élargir notre politique pour y faire entrer peu à peu toute la nation. Je dirai une autre fois en quel sens j’entends ces paroles ; mais, pour faire de la politique nationale, nous devons, non pas effacer, mais affermir plus haut et pratiquer davantage nos principes. La liberté est à tous, la justice est pour tous.
Lorsque, sans mesquinerie, sans esprit de coterie ou de classe, nous aurons vraiment pratiqué la liberté et organisé la justice, nous aurons fait la seule concentration nationale qui ne soit pas la réconciliation de tous les partis dans la servitude commune. »
Jean Jaurès, La Dépêche [Toulouse], 13 mai 1888, in Œuvres de Jean Jaurès.
Tome 1 : Les Années de jeunesse (1859-1889), édition établie par Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Fayard, 2009, p. 350-352
Extrait cité par la revue Commentaire n° 128, pages 891-892