jeudi 28 novembre 2013

Tyrannie des marchés : l'Eglise, le capitalisme et la justice sociale, ce qu'elle en pense, ce qu'elle en comprend

Dans une exhortation apostolique publiée mardi 26 novembre, le Pape François a souhaité fustiger la "nouvelle tyrannie des marchés" tout en plaidant en faveur d'un retour "à une éthique de l'être humain". En accord avec la doctrine sociale traditionnelle de l'Église, ces déclarations auraient néanmoins besoin d'être appuyées par une pensée économique plus aboutie.

Philippe Chalmin

Philippe Chalmin est professeur d’histoire économique à l’Université Paris-Dauphine où il dirige le Master Affaires Internationales. Membre du Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier Ministre, il est le président fondateur de CyclOpe, le principal institut de recherches européen sur les marchés des matières premières. 

Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont le récent « Demain, j'ai 60 ans : Journal 2010 - 2011 ».

Atlantico :  Au-delà des déclarations récentes du souverain pontife, perçues par beaucoup comme un choc, quelle est la position actuelle du Vatican vis-à-vis du capitalisme ? Sur quels éléments se fonde-t-elle ?

Philippe Chalmin : Il s'agit d'un thème que le pape François a déjà beaucoup abordé depuis son accession à la fonction de souverain pontife. Déjà en juin dernier il s'était ainsi fait remarquer en dénonçant la spéculation sur les marchés agricoles lorsqu'il avait reçu les ambassadeurs auprès de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, NDLR). Je dirais que cela fait finalement partie d'une posture finalement assez traditionnelle de l’Église contre la finance, mais qui  n'est pas à mon sens la plus éclairée si l'on regarde la doctrine sociale de l’Église. Nous sommes bien ici dans le domaine de l'exhortation, dont les conséquences pratiques resteront relativement limitées. Dénoncer les méfaits de la finance et de la spéculation dans leur ensemble peut paraître porteur symboliquement, mais une telle démarche semble ignorer que dans le monde actuel, fait d'instabilité, la spéculation (sur les marchés agricoles notamment) est nécessaire pour fournir aux marchés les liquidités dont ils ont besoin. Ce que l'on peut définir comme fondamentalement malsain, c'est la spéculation malhonnête qui orchestre des manipulations de marchés à son seul avantage et au détriment de beaucoup. Dans un cadre structuré, les spéculations ne sont finalement que la somme des anticipations des opérateurs sur les marchés, ce qui n'est, en soi, pas choquant. D'aucuns diront que je suis un affreux libéral mais je pense, sans contester le droit au Pape de faire de telles déclarations, que de telles critiques nécessiteraient une connaissance bien plus approfondie sur un phénomène aussi complexe.

Originellement, l’Église condamnait toute forme de prêt à intérêt, et voyait par extension les activités financières d'un très mauvais œil. Peut-on dire que le pape François tente de renouer avec cette vision aujourd'hui ?

Le prêt à intérêt a effectivement été interdit par l’Église jusqu'au XVIIIe siècle, mais on trouve dans les textes originaux de la Chrétienté des passages qui abondent dans l'autre sens, dont la célèbre Parabole des Talents, où le maître reproche à son serviteur d'avoir enfoui son patrimoine dans la terre plutôt que l'avoir porté au banquier pour le faire fructifier.
Pour répondre plus directement sur les objectifs personnels du Pape François, il faudrait être à sa place. Je dirais néanmoins que cette exhortation apostolique ne sera probablement pas considéré comme l'un des textes emblématiques du magistère de l’Église. A l'inverse, l'encyclique "Veritas in Caritate" (La vérité dans la charité) produite en 2008 par Benoît XVI est un texte extrêmement poussé sur ce que l'on appelle la grâce et la beauté du don, dans le sens où il cherche les esprits par la conduite individuelle plutôt que par la remise en cause d'un système économique conséquent. Il est clair que les structures de l'économie mondiale ont été mal construites, mal organisées, mais une remise en cause globale exige une critique extrêmement aboutie.

La banque du Vatican, éclaboussée à plusieurs reprises par des scandales, s'est essayée depuis le mois d'octobre à la transparence en fermant plusieurs comptes douteux et en rendant ses rapports publics. Cette politique de l'exemple peut-elle faire des émules dans d'autres pays ?

Je pense qu'il s'agit finalement d'un sujet assez secondaire, les problèmes qu'a connu la Banque du Vatican s'expliquant pour beaucoup par une accumulation d'incompétences plutôt que par une corruption omniprésente. Il fallait nettoyer les écuries d'Augias, et s'il n'est pas impossible que le Vatican puisse effectivement accoucher d'un modèle capable d'inspirer d'autres États, il s'agissait avant tout d'une question propre aux affaires de l'Eglise.

Plus largement, ces déclarations semblent acter une certaine volonté d'intégrer les sujets économiques et politiques. Le Vatican peut-il trouver son rôle dans un tel cadre ?

Il est important que le Vatican entretienne une réflexion économique, d'autant qu'il possède toujours une certaine responsabilité, ne serait-ce que sur le plan de la parole, en termes de développement économique. Il s'agit là d'un sujet sur lequel le clergé est autrement plus attendu que sur les questions de gestions du marché.

Le site d'informations Rue 89 a titré hier. "Cette fois, c'est sûr, le pape François est socialiste". L'analogie vous semble-t-elle crédible ?

Je resterai poli en disant que la comparaison n'est pas des plus intelligentes, d'autant plus qu'elle sous-entend que ceux qui prennent le parti des pauvres sont, de fait, socialistes. Je dirais par ailleurs que beaucoup commettent une erreur en croyant que ces déclarations font état d'une supposée révolution au sein de l’Église. 

http://www.atlantico.fr

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