mardi 24 mai 2016

« Ac​édi​e » ​des djihadistes potentiels : un point de vue spirituel

Par Alberto M. Fernandez *
Certains pourraient dire que l’esprit de l’époque moderne, au moins dans les pays occidentaux développés, est caractérisé par l’exaltation du moi, ou par la primauté des choix personnels, de la réalisation sexuelle et d’autres plaisirs hédonistes. Certains toutefois mettent l’accent sur un malaise spirituel aux racines anciennes.[1]
L’acédie affecte de nombreuses personnes aujourd’hui, et sans doute les jeunes avant tout. Ce terme était utilisé chez les moines du quatrième siècle, qui l’avaient défini comme le péché de paresse, et que nous qualifierions d’ennui et l’indifférence.[2] Les moines, bien entendu, ne limitaient pas l’acédie à un état physique, mais aussi un état spirituel, qui était à leurs yeux plus important et plus dangereux. Le danger inhérent à l’acédie était qu’elle pouvait amener quelqu’un à s’égarer. A l’époque moderne, on pourrait dire que le remède le plus simple pour en guérir consiste pour la personne atteinte de ce mal à travailler plus dur et à être plus active. Toutefois, la réalité que rencontrent ceux qui souffrent d’acédie est bien différente. On l’a comparée à la dépression, et s’il existe de nombreuses similitude entre les deux états, il existe aussi une différence notable.
Kathleen Norris a beaucoup écrit sur ce sujet, et distingue les deux affections par le traitement qui leur est propre.[3] Une personne souffrant d’acédie peut être déprimée, mais alors que la dépression nécessite un diagnostic sur l’état physique et un traitement souvent médicamenteux, l’acédie n’a aucun fondement physique pouvant être diagnostiqué, et semble par conséquent requérir un autre type de remède. En résumé, la dépression est une maladie physique ou mentale pouvant être traitée par des médecins et des médicaments, tandis que l’acédie est une maladie spirituelle, qui nécessite des moyens de traitements spirituels, ou du moins une approche métaphysique.
Certains considèrent cette maladie comme le besoin pour l’homme moderne de remplir son vide existentiel et sa peur de la mort par quelque chose, n’importe quoi, même des loisirs futiles.[4]
Cette absence d’aspiration est l’un des éléments qui expliquent comment l’Etat islamique (EI) parvient à recruter parmi les personnes souffrant d’acédie. Bien entendu, il n’existe pas de profil unique de ces jeunes Occidentaux qui sont amenés à rejoindre l’EI : certains sont pauvres, d’autres appartiennent aux classes moyennes ; certains sont convertis et d’autres sont des musulmans de la deuxième génération d’immigrés ; certains vivent de petits boulots tandis que d’autres ont des postes enviables ; certains sont en révolte contre leurs parents et d’autres sont des islamistes de longue date.
Mais on ne peut nier le fait que le chant des sirènes salafiste-djihadiste de l’EI, nourri de l’islam de manière sélective, donne à ses recrues un but dans la vie, lié à une mission apparemment noble et importante, celle d’établir un nouveau Califat islamique et de construire un Etat utopique selon l’injonction d’Allah, pour gouverner le monde. Au lieu d’une identité instable et confuse, l’EI propose une identité distincte et prétendument supérieure. Le fait que la réalité de l’EI sur le terrain soit plutôt sordide est occulté par l’éclat médiatique dont il bénéficie.
Une connexion peut aussi être établie entre l’attrait pour le terrorisme et une sous-catégorie de personnes atteintes de troubles mentaux.[5] Les délinquants et petits criminels ne sont certes pas rares dans les rangs de l’EI. De fait, son précurseur le plus brillant, Abou Mousab Al-Zarqawi, correspondant à ce profil. [6]
Pour renforcer la structure mentale fragile de ceux qui souffrent d’acédie, il faudrait insuffler la sensation d’un objectif à atteindre dans la vie à ces personnes. Mais si une telle aspiration peut être comprise comme constituée de croyances fortes, qui permettent d’élaborer une vision du monde bien définie, alors il n’est pas étonnant que des jeunes Occidentaux, certes minoritaires mais dont le nombre est sans précédent, soient une proie facile pour les recruteurs de l’EI.[7]
Combattre l’esprit de l’acédie ne peut être réalisé qu’au niveau individuel, personnel et privé. Cela relève plus du travail des guides religieux, des enseignants, des parents et des psychologues que des fonctionnaires en charge du respect de la loi et de la sécurité nationale.
A notre époque, les jeunes ont du mal à donner une sens à leur vie. L’existence en Occident peut être à la fois confortable et d’une banalité débilitante pour certains. Aux yeux de beaucoup, l’idée d’aller au lycée et d’avoir un travail garanti est une contrainte héritée de la précédente génération qui n’a plus de raison d’être aujourd’hui. Si le marché du travail s’est plus ou moins stabilisé, il est devenu en même temps de plus en plus concurrentiel, et pour trouver un sens à sa vie, il faut le chercher en dehors du monde du travail. Ceux qui ont en emploi sans perspective d’avenir peuvent attester de la difficulté de trouver un but et une satisfaction dans leur travail, en particulier lorsqu’ils ont essayé de trouver de meilleures perspectives et qu’ils ont échoué à chaque fois.
Le converti canadien André Poulain, star des vidéos de l’EI, a connu une vie de petit délinquant avant de devenir éboueur, puis de trouver une « mort pleine de sens » en Syrie.[8] La vie désordonnée de Sally Anne Jones, née en Angleterre, était marquée par l’aisance, le sexe, le rock’n roll et la sorcellerie, avant que sa relation avec le hacker Junaid Hussain, bien plus jeune qu’elle, ne la conduise à délirer en ligne depuis Racca.[9] D’âge mûr, Jones était plus âgée que la moyenne des recrues récentes de l’EI, qui sont en général plus jeunes encore que les volontaires d’Al-Qaïda ne l’étaient autrefois.[10]
Sally Jones avant qu’elle ne rejoigne l’EI
La délocalisation économique, et la concurrence toujours grandissante pour trouver un emploi sont, sans aucun doute, des explications à la léthargie éprouvée par de si nombreux jeunes aujourd’hui. Ils se sentent indifférents, privés de but, de sens, et incapables de faire la moindre chose pour changer la situation ou pour remédier à leurs problèmes. Ils se coupent du monde et de leurs amis, de leurs familles et de ceux qui voudraient les aider. Même lorsqu’ils ont un bon poste, ils peuvent avoir le sentiment de vivre superficiellement, en se laissant porter, sans objectif. Et c’est bien dans cet état vulnérable et affaibli qu’ils risquent de tomber dans l’acédie. Qu’il s’agisse du sentiment d’appartenance et de d’objectif qu’apportent un gang ou une secte, ou de fuir la réalité morne et déprimante qu’ils voient devant eux, par la drogue, le potentiel d’autodestruction est immense, et l’EI n’est qu’un des choix les plus spectaculaires qui s’offrent à eux.
Selon une certaine conception, ces jeunes à risque sont manipulés, et suivent un chemin d’autodestruction et de ruine, en porte à faux avec leur faculté de juger. Dans cette guerre des mots particulière, la focalisation sur l’individu peut être le remède approprié à l’acédie. Le problème d’une telle méthode est la difficulté de l’appliquer à grande échelle. La radicalisation est le plus souvent totalement individualisée[11] Inévitablement, certaines personnes passent entre les mailles du filet et ne reçoivent pas l’attention nécessaire. Les djihadistes leur apportent un sentiment d’appartenance et une motivation. [12] Ils offrent un remède spirituel à cette maladie spirituelle, mais dans ce cas, le remède est indubitablement pire que le mal. Au moins une étude psychologique de la jeunesse à risque a montré qu’il existait une corrélation entre le bas niveau d’anxiété et le bien-être spirituel parmi les jeunes hommes à risque.[13] C’est sans doute la raison pour laquelle l’EI a relativement bien réussi à recruter au sein de cette jeunesse perdue, offrant une sorte de solution à ceux qui souffrent d’acédie. Certainement, pour le médiocre rappeur allemand Denis Cuspert (Deso Dogg), l’EI semblait apporter une direction et un sens de l’accomplissement qu’il avait si désespérément cherchés.[14]

 
Denis Cuspert avant qu’il ne devienne Abou Talha al-Almani de l’EI
Ce problème ne peut être facilement résolu par personne, ni même par l’Etat. Il faudrait une évolution générale des mentalités et des croyances sociétales en Occident, perspective qui a peu de chances de se réaliser. Des efforts ont été déployés au niveau individuel. Toutefois, la responsabilité principale incombe à la famille, et à l’environnement social des adolescents et des autres jeunes considérés comme des proies faciles des recruteurs de l’EI.[15] En d’autres termes, seuls des efforts individuels à grande échelle pourront éventuellement apporter un changement significatif.
Les jeunes ont l’habitude de se défendre. Certains musulmans ont ainsi mis en avant des aspects monotones de leur existence qui permettent de remplir la vie, pour tourner en dérision le dernier appel aux armes du chef de l’EI, Abou Bakr Al-Baghdadi.[16] Un jeune converti en Finlande, devenu l’un des principaux propagandistes de l’EI, a fini par le critiquer ouvertement.[17] D’autres sont devenus laïcs ou ont adhéré à d’autres formes de spiritualité, des plus sérieuses aux plus ridicules.[18] Mais si rien ne change dans l’environnement social de ces jeunes à risque, ils continueront d’être exposés à l’idéologie radicale. Ce ne sera pas toujours l’islamisme radical incendiaire actuel, mais cela pourra prendre la forme de tout ce qu’une pathologie politique révolutionnaire semble offrir : une rupture efficacement présentée.[19] Comme dit l’adage populaire, « Si vous ne défendez rien, vous vous laisserez tenter par n’importe quoi », et c’est exactement le problème avec ces jeunes. Le fait que l’islamisme, même dans ses versions les plus violentes et décomplexées, soit « dans le vent », constitue une option de contre-culture très plausible.[20]
En raison de l’ennui, de la dépression et de l’acédie qu’ils éprouvent, de manière quotidienne, ces jeunes ont soif d’une cause à défendre et d’un remède à leur malaise, que l’EI leur apporte. Ils n’ont rien à quoi se rattacher dans leur vie actuelle ; aucune relation avec des gens ou des lieux qui les empêche de partir rejoindre ce qui leur semble être un avenir meilleur. Lorsque des individus grandissent sans vision du monde solide, lorsqu’ils ne savent pas quoi penser sur aucun sujet, ils peuvent devenir une proie facile pour ceux qui sont non seulement convaincus de la véracité de leur cause, mais aussi de sa justice.
Les terroristes islamistes respirent la confiance en eux, sont sûrs de leurs croyances et confiants en la justesse de leur cause, et cette confiance peut intoxiquer ceux qui souffrent d’une absence d’absolu dans leur vie personnelle. Même lorsqu’une personne veut leur échapper, une fois qu’elle s’est convertie et qu’elle s’est engagée totalement dans la cause extrémiste de l’EI, il y a peu de voies de sortie.[21] L’acédie, la spiritualité, les émotions, la passion, la colère, la sentimentalité, l’identité, la vie de l’esprit, les troubles mentaux sont des champs de bataille dans le combat contre l’Etat islamique et les autres djihadistes salafistes remplis de confiance en eux.
Le « califat » original de l’EI est en train d’écraser et de détruire à petit feu sa patrie irako-syrienne originale, mais la marque de l’EI révolutionnaire reste puissante, son appareil médiatique largement intact et peut encore attirer les esprits confus, ceux qui souffrent d’ennui, les idéalistes et les rebelles. Ces jeunes sont un peu comme John le Sauvage dans Brave New World de Huxley : « Je ne veux aucun confort. Je veux Dieu, je veux la poésie. Je veux le danger réel. Je veux la liberté. Je veux le bien. Je veux le péché. » Bénis par une vie de confort extraordinaire dans certaines des sociétés les plus tolérantes de l’histoire, certains de ces jeunes Occidentaux à la dérive ne savent pas exactement ce qu’ils veulent, mais ils veulent profondément quelque chose, et certains le trouvent dans les rets de l’Etat islamique.
*Alberto M. Fernandez est vice-président de MEMRI.
Notes :
[1] « The Spiritual Malaise That Haunts Europe », George Weigel, The Los Angeles Times, 1er mai 2005.
[2] John Cassian, Institutes Book X.
[3] « Book review: Acedia & Me A Marriage, Monks, and a Writer’s Life, By Kathleen Norris, » Spiritualityandpractice.com, non daté.
[4] « Sunday Book Review: Am I Blue, » Kathryn Harrison, The New York Times, 21 décembre 2008.
[5] « The Line Between Terrorism And Mental Illness, » Jeet Heer, The New Yorker, 25 octobre 2014.
[6] « The Short, Violent Life of Abu Musab al-Zarqawi, » Mary Anne Weaver, The Atlantic, Juillet/août 2006.
[7] « ISIS in America, From Retweets to Raqqa, » Center for Cyber and Homeland Security, George Washington University, non daté.
[8] « Canadian Killed in Syria Lives On as Pitchman for Jihadis, » Michael S. Schmidt, The New York Times, 15 juillet 2014.
[9] « Revealed: Benefits mother-of-two from Ken once in all-girl rock band who is now jihadi in Syria – and wants to ‘behead Christians with a blunt knife,’ » Chris Greenwood,The Daily Mail, 31 août 2014.
[10] « Role of Youth: Countering Violent Extremism, Promoting Peace, » Scott Atran Ph.D.,Psychology Today, 5 mai 2015.
[11] « Final Report Of The Task Force On Combating Terrorist And Foreign Fighter Travel, » House Homeland Security Committee, Septembre 2015.
[12] « How to stop ISIS from recruiting American teens, » Lorenzo Vidino aet Seamus Hughes,The Washington Post, 17 juin 2015.
[13] « Meaning, Purpose, And Religiosity In At-Risk Youth: The Relationship Between Anxiety And Spirituality, » Timothy L. David, Barbara A. Kerr, Sharon E. Robinson Kurpius, Journal of Psychology and Theology, Vol 31(3), 2003.
[14] MEMRI Daily Brief No. 52, Abu Talha Al-Almani – ISIS’s Celebrity Cheerleader, 13 août 2015.
[15] « How to stop ISIS from recruiting American teens, » Lorenzo Vidino and Seamus Hughes,The Washington Post, 17 juin 2015.
[16] « Muslims hilariously troll the hell out of ISIS after their call for new jihadists ends up on Twitter, » Tom Boggioni, Raw Story, 30 décembre 2015.
[17] « The Bullied Finnish Teenager Who Became An ISIS Social Media Kingpin – And Then Got Out, » Sarah Elizabeth Williams, Newsweek, 5 juin 2015.
[18] « Elves, Trolls, and the ‘Indigo Child’ – Sometimes, Progressives Replace Religion With Mere Superstition, » David French, National Review, 11 janvier 2016.
[19] « ISIS is a revolution, » Scott Atran, Aeon, 15 décembre 2015.
[20] « How can we make Islamism unfashionable? » The Quilliam Foundation, YouTube, 27 août 2015.
[21] « ISIS teen ‘poster girl’ Samra Kesinovic ‘beaten to death’ as she tried to flee the group, » Alexander Sehmer, Independent, 25 novembre 2015.

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