mercredi 12 février 2014

Quelle stratégie états-unienne au Proche-Orient ? par Thierry Meyssan

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Lors de la séance inaugurale de la conférence de Genève 2, John Kerry a défendu la position saoudienne : exclusion de l’Iran, composition de la délégation de l’opposition par les seuls membres actuels de la Coalition nationale, démission et jugement de Bachar el-Assad.
Chacun s’est interrogé sur les raisons qui ont empêché les États-Unis de mettre en œuvre, depuis juin 2012, l’accord conclu avec la Russie à Genève. Chacun a pu observer les atermoiements de Washington et les contradictions dans les déclarations de John Kerry. Chacun se souvient de l’évolution conciliante de son discours après la crise des armes chimiques et la convocation de Genève 2, suivie à la surprise générale de la déclaration des « Amis de la Syrie » [1] et de son discours inaugural à Montreux [2] posant soudain comme unique objectif un changement de régime à Damas en violation des engagements pris, provoquant l’échec de la conférence. Sans parler de la composition mono-colore de la délégation de l’« Opposition syrienne » et de l’annulation in extremis de l’invitation de l’Iran.
Depuis presque trois ans, Washington accuse tous les jours Bachar el-Assad des pires crimes sans parvenir à expliquer le soutien croissant des Syriens à leurs institutions (désormais entre 60 et 88 % selon les estimations). Mais, depuis une semaine, il dénonce une faction de « l’opposition syrienne » en l’accusant de préparer des attentats contre les États-Unis.
Comme chaque année, le directeur national du Renseignement US James Clapper a été auditionné par la Commission sénatoriale du Renseignement, le mercredi 29 janvier 2014, pour présenter une synthèse des menaces qui pèsent sur « l’Amérique » [3]. À propos de la Syrie, il a donné des chiffres fantaisistes sur la composition des armées « rebelles », les présentant comme à 80 % modérées donc aptes à recevoir l’aide militaire votée par le Congrès lors de sa séance secrète [4]. Surtout, il a souligné que le pays était devenu un aimant attirant à lui tous les terroristes de la planète. Il a créé la surprise en déclarant que certains d’entre eux s’y prépareraient à attaquer les États-Unis.
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Des sénateurs états-uniens ont rencontré durant 45 minutes, à huis clos, le secrétaire d’État John Kerry, en marge de la conférence de Munich sur la sécurité. Deux d’entre eux, les républicains John McCain et Lindsey Graham, ont révélé le contenu de l’entretien à la presse.
Dimanche 2 février 2014, une quinzaine de sénateurs états-uniens ont rencontré le secrétaire d’État John Kerry en marge de la conférence sur la sécurité de Munich. Deux des participants, John McCain et Lindsay Graham, ont rapporté leur entretien à trois journalistes, Fred Hiatt du Washington Post [5], Jeffrey Goldberg de Bloomberg [6] et Josh Rogin de The Daily Beast [7]. Selon ces derniers, le secrétaire d’État aurait reconnu que Washington a échoué en Syrie et aurait évoqué la livraison d’armes létales à certains « rebelles ».
Les porte-paroles du département d’État, Jennifer Psaki, et de la Maison-Blanche, Jay Carney se sont empressés de contredire les deux sénateurs. Mais personne n’est dupe : le secrétaire d’État démocrate, deux sénateurs républicains et trois journalistes sionistes préparent l’opinion publique à un virage politique.
Le 4 février, le Washington Post publiait un éditorial non-signé appelant à reconsidérer la politique états-unienne qui a échoué en Syrie [8]. Le quotidien conclut : « Avec ou sans action des Nations Unies, il est temps pour l’administration Obama de vérifier les crimes [imputés] au régime et la menace croissante [pour les USA, imputée] à Al-Qaïda. Comme M. Kerry l’aurait reconnu, pour l’instant, il n’a pas de réponses ».
Que faut-il comprendre ?
Il y a plus d’un an, je publiais dans l’hebdomadaire politique russe Odnako un long article sur les grandes lignes de l’accord secret intervenu entre Washington et Moscou à propos du Proche-Orient [9]. J’y soulignais que pour la Maison-Blanche, l’important dans la région n’était plus le pétrole et n’était pas la Syrie, mais Israël. Barack Obama était prêt à renoncer à une partie de l’influence occidentale au Proche-Orient en échange d’une garantie russe de protéger « l’État juif ».
J’écrivais : « Une fois la Syrie stabilisée, une conférence internationale devrait se tenir à Moscou pour une paix globale entre Israël et ses voisins. Les États-Unis considèrent qu’il n’est pas possible de négocier une paix séparée entre Israël et la Syrie, car les Syriens exigent d’abord une solution pour la Palestine au nom de l’arabisme. Mais il n’est pas possible non plus de négocier une paix avec les Palestiniens, car ceux-ci sont extrêmement divisés, à moins que la Syrie ne soit chargée de les contraindre à respecter un accord majoritaire. Par conséquent, toute négociation doit être globale sur le modèle de la conférence de Madrid (1991). Dans cette hypothèse, Israël se retirerait autant que faire se peut sur ses frontières de 1967. Les Territoires palestiniens et la Jordanie fusionneraient pour former l’État palestinien définitif. Son gouvernement serait confié aux Frères musulmans ce qui rendrait la solution acceptable aux yeux des gouvernements arabes actuels. Puis, le plateau du Golan serait restitué aux Syriens en échange de l’abandon du lac de Tibériade, selon le schéma envisagé jadis aux négociations de Shepherdstown (1999). La Syrie deviendrait garante du respect des traités par la partie jordano-palestinienne. »
Aussi, selon toute vraisemblance, la lenteur des États-Unis à mettre en œuvre leurs engagements comme leurs contradictions actuelles et l’annonce d’un prochain changement de leur politique reflètent leur difficulté à faire avancer simultanément le dossier palestinien.
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Le secrétaire d’État John Kerry a assuré son auditoire, lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, le 1er février, que le plus important n’est pas la paix en Syrie, mais en Palestine.
C’est d’ailleurs cette priorité que John Kerry a souligné lors de la séance de questions-réponses à laquelle il s’est publiquement livré avec l’ambassadeur Wolfgang Ischinger à la conférence de Munich, le 1er février. Il a déclaré : « Nous avons tous un puissant, puissant intérêt à résoudre ce conflit. Où que j’aille dans le monde, partout où je vais —je vous le promets sans exagérer, en Extrême-Orient, en Afrique, en Amérique latine— l’une des premières questions dans la bouche d’un ministre des Affaires étrangères, d’un Premier ministre ou d’un président est "Les gars, que pouvez-vous faire pour aider à en finir avec le conflit israélo-palestinien ?" » [10].
En juillet 2013, John Kerry a imposé aux deux parties de négocier la paix sous 9 mois (c’est-à-dire avant la fin avril 2014). Cette exigence laissait perplexe : pourquoi fixer une date limite dans un processus de paix qui n’en avait jamais connu auparavant et qui dure pour durer depuis 65 ans ? Sauf à considérer que la paix en Palestine est liée à celle en Syrie.
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Abdullah Ensour, Premier ministre jordanien, expliquant l’état des négociations israélo-palestiniennes devant son Parlement, le 2 février 2014
S’adressant à la Chambre, le Premier ministre jordanien Abdullah Ensour a présenté, le 2 février l’état des négociations [11] en insistant sur le fait que, pour une fois et en gage de sérieux, les discussions se passaient à huis clos et que presque rien n’en filtrait dans la presse [12]. Il a, à cette occasion, précisé la position du royaume [13].
De la sorte, Abdullah Ensour, ancien cadre de la Banque mondiale et du FMI, entendait garantir les intérêts de son pays, initialement créé par les Britanniques pour régler le problème palestinien. La Jordanie est prête à absorber les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza dans une fédération, mais pas à n’importe quel prix. Le roi Abdullah II aurait accepté de donner, sans condition, la citoyenneté jordanienne aux trois millions de Palestiniens résidant dans le pays et aux quatre millions des Territoires. On reviendrait ainsi à la situation d’avant la guerre des Six Jours (1967), lorsque la Jordanie —et non l’OLP— représentait les Palestiniens et étendait sa juridiction sur la Cisjordanie et Jérusalem-Est. En échange, le roi aurait requis une aide internationale pour financer les droits sociaux de ses possibles sept millions de nouveaux sujets. Abdullah Ensour l’aurait chiffrée entre 16 et 20 milliards de dollars.
On sait par ailleurs que, s’appuyant sur un document autographe du président Harry Truman, les négociateurs arabes ont rejeté l’idée de reconnaître Israël comme « État juif » et la Palestine comme « État musulman ». Ils sont convenus qu’en cas de reconnaissance mutuelle de deux États, les 1,6 millions de Palestiniens vivant sur le territoire israélien et les 500 000 Israéliens vivant dans l’État palestinien puissent y rester sous réserve d’en prendre (ou d’en conserver) la nationalité [14]. Mahmoud Abbas a proposé que la Palestine soit démilitarisée et que sa sécurité soit assurée par une force « neutre », l’Otan. L’armée israélienne serait cependant autorisée à se maintenir dans la vallée du Jourdain durant les cinq premières années [15].
Les négociations ne concernent pas seulement les gouvernements. Depuis deux ans, à l’initiative du Forum économique mondial de Davos, capitalistes palestiniens et israéliens, sous la présidence de Munib R. Masri et Yossi Vardi, imaginent comment développer la région avec l’argent de la communauté internationale. Mais leur initiative, Breaking the Impasse (Briser l’impasse), semble d’une part défendre plus leurs intérêts personnels que ceux de leurs peuples et, d’autre part, compter sur d’alléatoires promesses de dons.
Cependant, ces projets se heurtent à l’opposition des Palestiniens exilés —qui perdraient leurs espoirs de retour— et des États qui les accueillent ou les soutiennent. Or aucun n’est en mesure de s’y opposer actuellement : la Libye et le Soudan sont en guerres tribales, l’Égypte se bat contre les Frères musulmans, le Liban n’a plus de gouvernement et le Hezbollah lutte contre Al-Qaïda, la Syrie fait face à une invasion étrangère, l’Irak est en guerre civile, et l’Iran négocie. Il conviendrait alors de naturaliser les exilés Palestiniens dans les États où ils vivent, ce qui ne manquerait pas de faire surgir de nouveaux problèmes (par exemple, l’équilibre communautaire au Liban). Quoi qu’il en soit, si le Fatah, le Hamas et la Jordanie acceptent cette mauvaise solution on ne voit pas qui sera en mesure de la contester. D’ores et déjà, le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, aurait pris l’engagement à Munich que son pays reconnaisse l’État d’Israël dans le cadre de ce règlement. Propos immédiatement démentis par son ministère [16].
Le principe de la paix en Palestine acquis, Washington accepterait —enfin !– de laisser la Syrie tranquille à la condition qu’elle approuve et garantisse la solution choisie. D’ici là, la guerre continue. Bien que la délégation de l’opposition à Genève ne revendique plus que gouverner sur des « zones libérées » habitées par seulement 250 000 personnes, le Congrès des États-Unis réuni en séance secrète lui a accordé subventions et armement offensif jusqu’au 30 septembre 2014.
Source
Однако
Hebdomadaire russe d’information générale.
Rédacteur en chef : Mikhail Léontieff.
[1] « Communiqué des "Amis de la Syrie" réunis à Paris », Réseau Voltaire, 12 janvier 2014.
[2] “John Kerry’s opening speech at the Geneva 2 Conference”, par John F. Kerry, Voltaire Network, 22 January 2014.
[3] “Open Hearing : Current and Projected National Security Threats Against the United States”, U.S. Senate Select Committee on Intelligence, 29 janvier 2014.
[4] « Les États-Unis, premiers financiers mondiaux du terrorisme », par Thierry Meyssan, Al-Watan (Syrie), Réseau Voltaire, 3 février 2014.
[5] “Senators say John Kerry admitted U.S. failure in Syria” par Fred Hiatt, directeur des éditorialistes du Washington Post, 3 février 2014.
[6] “Kerry Tells Senators That Obama Syria Policy Is Collapsing”, par Jeffrey Goldberg, Bloomsberg View, 3 février 2014.
[7] “Senators : Kerry Admits Obama’s Syria Policy Is Failing”, par Josh Rogin, The Daily Beast, 3 février 2014.
[8] “The U.S. must reconsider its failed Syrian policy”, par le Comité éditorial, The Washington Post, 4 février 2014.
[9] « Сферы влияния », par Thierry Meyssan, Однако, 26 janvier 2013. Version française : « Obama et Poutine vont-ils se partager le Proche-Orient ? », Réseau Voltaire, 22 février 2013.
[10] We all have a powerful, powerful interest in resolving this conflict. Everywhere I go in the world, wherever I go – I promise you, no exaggeration, the Far East, Africa, Latin America – one of the first questions out of the mouths of a foreign minister or a prime minister or a president is, “Can’t you guys do something to help bring an end to this conflict between Palestinians and Israelis ?”
[11] « وزير الخارجية يضع مجلس النواب بمسار المفاوضات بين الفلسطينيين والإسرائيليين », وكالة الأنباء الأردنية 2 février 2014.
[12] Sur l’équipe et la méthode de négociations de Kerry, lire “John Kerry in final push to disprove cynics on Middle East peace deal”, par Paul Lewis et Harriet Sherwood, The Guardian, 30 janvier 2014.
[13] Les sept exigences jordaniennes sont :
- 1. Reconnaissance de deux États justes et durables sur les frontières de 1967.
- 2. Respect du droit international et de l’Initiative arabe.
- 3. Prise en compte des intérêts vitaux de la Jordanie.
- 4. Proclamation de Jérusalem-Est comme capitale.
- 5. Indemnisation.
- 6. Protection des lieux saints.
- 7. Égalité des droits quelque soit la religion des citoyens dans chacun des deux États.
[14] “Hundreds of thousands of settlers may stay put under leaked framework for Middle East peace deal”, par Inna Lazareva, The Daily Telegraph, 31 janvier 2014.
[15] “Palestinian Leader Seeks NATO Force in Future State”, par Jodi Rudoren, et “Abbas’s NATO Proposal”, par Thomas Friedman, The New York Times, 2 février 2014.
[16] "Iranian FM denies reports hinting at recognition of Israel if conflict with Palestinians settled", par Ariel Ben Solomon, Jerusalem Post, 4 février 2014.

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