jeudi 22 septembre 2016

Le testament du terroriste de Bruxelles déclenche la controverse sur les raisons qui motivent les attentats suicides

Le 22 mars 2016, le triple attentat suicide visant l’aéroport de Bruxelles et la station de métro Maelbeek, qui faisait 32 morts et plus de 300 blessés, a été revendiqué par l’Etat islamique (EI). Le 17 juillet, l’EI publiait le testament de l’un des kamikazes, Khalid El Bakraoui (également connu sous son surnom Walid Al-Beljiki) ; certaines indications laissent toutefois penser qu’El Bakraoui n’est peut-être pas l’auteur du texte, ou que celui-ci a été adapté par l’EI à des fins de propagande. (Voir le rapport MEMRI en français L’EI publie le testament de Khalid El Bakraoui auteur de l’attentat suicide de Bruxelles, le 20 juillet 2016).
Dans ce testament, l’auteur appelle les musulmans d’Occident à rejoindre l’EI et à mener des opérations en son nom. Il accuse l’ « Occident croisé » de massacrer les musulmans, notamment en Palestine et en Irak, et affirme que les attentats, y compris le meurtre de civils, de femmes et d’enfants, est justifié au regard de la nature asymétrique de la guerre entre les croisés et les musulmans. Il dénonce l’Occident, ses valeurs, ses croyances et pratiques, et en particulier la théorie de l’évolution, la pornographie, la prostitution et les mariages de même sexe. 
Le testament a suscité la controverse entre deux chroniqueurs arabes. L’écrivain et journaliste égyptien Suleiman Al-Jawda a défendu son importance, en ce qu’il fournit une explication aux motivations derrière les attentats suicides. Il a estimé que les décisionnaires occidentaux devaient se pencher sérieusement sur les raisons apportées, afin d’empêcher que de telles attaques se reproduisent.
L’article d’Al-Jawda a été durement critiqué par Dr Abd Al-Hamid Al-Ansari, écrivain et intellectuel qatari et doyen de la Faculté de la charia et d’études islamiques à l’Université du Qatar. Rejetant les explications d’Al-Jawda, Al-Ansari écrit que « le discours justifiant les attentats et les liant à la question de la Palestine et aux atrocités occidentales est un discours mensonger ». Et d’ajouter que la politisation de l’activité terroriste vise à attirer davantage de jeunes, à garantir la poursuite d’actes terroristes et à compliquer le rapport au terrorisme ; il a estimé en outre qu’une personne ne se fait pas exploser pour combattre l’injustice, mais par fanatisme religieux. 
Extraits :
L’auteur égyptien Suleiman Al-Jawda : Le testament explique pourquoi un kamikaze se fait exploser et offre ainsi l’occasion de prévenir de futurs attentats
L’écrivain et journaliste égyptien Suleiman Al-Jawda a écrit dans le quotidien saoudien Al-Sharq Al-Awsat, basé à Londres, le 16 août 2016 :
Si les décisionnaires des capitales occidentales occultent ce testament, comme tout le reste, alors il n’y a aucune chance que le danger du terrorisme qui affecte le monde occidental autour de nous, pays par pays, s’estompe de sitôt. L’auteur de ce testament est Khalid El Bakraoui, qui s’est fait exploser dans les attentats qui ont frappé la Belgique en mars 2016. C’est manifestement un membre de l’organisation terroriste EI, sinon l’EI n’aurait pas publié son testament sur un [média] lui étant affilié.
Le point le plus important de ce testament est qu’il répond à la question que nous nous posons en permanence, après chaque attentat où les agresseurs perdent la vie - que ce soit en se faisant exploser ou par une grêle de balles de police. Après chaque incident, nous nous demandons… pourquoi ceux qui ont perpétré cette attaque-ci ou une autre ont-ils décidé de tuer des innocents qui se trouvaient par hasard sur les lieux, et pourquoi se laissent-ils également tuer ?
Suleiman Al-Jawda (Photo : Al-Sharq Al-Awsat, Londres)
Pourquoi ?! A chacun de ces incidents, nous espérons ardemment que la police attrapera vivant l’un des auteurs et lui demandera : Pourquoi ?! Et quand un terroriste meurt en se faisant exploser, ou par les tirs de la police, nos espoirs bifurquent vers la possibilité qu’il ait laissé derrière lui un document révélant ses motivations. Je ne me souviens pas avoir jamais trouvé quelque chose de clair, après aucun de ces incidents, qui nous ait rassurés ou ait assouvi notre soif [de comprendre] ! Mais le testament d’El Bakraoui est susceptible de le faire…
L’importance du testament d’El Bakraoui tient au fait qu’il ne porte pas sur les biens qu’il a laissés derrière lui, par exemple, ou sur ce que chacun de ses héritiers recevra… Si c’était le cas, nous ne nous y attacherions pas… Son importance réside dans la révélation de ce qui l’a poussé à se faire exploser dans la capitale de Bruxelles… et dans son appel à tous ceux qui partagent ses idées erronées à imiter ses actions contre des innocents !
El Bakraoui affirme dans son testament que les massacres perpétrés par l’Occident en Palestine et en Irak lui ont donné l’idée d’attaquer ceux qu’il a tués en Belgique, car celle-ci fait partie de l’Occident… Nous sommes donc face à un criminel qui énonce explicitement les raisons de son crime. Mais dans le même temps, nous devons nous demander si ce jeune homme aurait commis ce même crime contre des innocents s’il avait constaté que les résidents d’Irak ou de Palestine souffraient moins !
Les décisionnaires des capitales occidentales… sont invités à se demander si quelqu’un comme El Bakraoui aurait décidé de se faire sauter à Bruxelles si lui-même et ses consorts idéologiques avaient été certains que l’Occident n’était pas la raison de la souffrance des Irakiens et de l’agonie des Palestiniens, et avait déployé des efforts pour alléger la souffrance qu’ils endurent actuellement !
Les décisionnaires ont la lourde responsabilité d’analyser les raisons du terrorisme en examinant ce testament avant de prendre en compte les symptômes [du terrorisme] et d’en traiter les manifestations externes. Ils sont sérieusement invités à demander [une copie du] texte de ce testament, à le lire attentivement et à en analyser le contenu ; [s’ils le font,] ils pourront à terme trouver un remède qui en empêchera d’autres de suivre les traces d’El Bakraoui. En tant que décisionnaires, ils ont également l’immense responsabilité d’informer qui il se doit dans leurs capitales qu’il existe un peuple en Palestine qui défend une cause juste, et que les hommes de conscience de ces capitales devraient l’aider à obtenir un Etat sur son territoire – et [les informer que] l’Irak est dans cette situation uniquement parce que Bush Junior a choisi d’envahir son territoire sans raison. La meilleure preuve en est le récent rapport Chilcot qui a condamné le [Premier ministre britannique] Tony Blair pour avoir suivi les traces de Bush Junior !
Par conséquent, l’Occident, représenté par Bush Junior, qui a lâché le démon communautaire en Irak, devrait au moins faire les efforts nécessaires pour exorciser ce même démon !
Si les décisionnaires agissent selon cette logique, alors, d’abord et avant tout, ils remplissent leur devoir. Ensuite, ils ne laissent pas de place à une quelconque justification de la violence d’El Bakraoui et consorts, et troisièmement, ils créent la possibilité que le danger terroriste dans le monde entier, et particulièrement en Occident, s’estompe. [1]
L’intellectuel qatari Abd Al-Hamid Al-Ansari : Un kamikaze se fait exploser pour des convictions religieuses, non pour combattre l’injustice
Sur le site libéral Elaph.com, le 22 août 2016, l’écrivain qatari Dr Abd Al-Hamid Al-Ansari a entrepris de démonter l’argumentation de Suleiman Al-Jawda concernant l’importance du testament d’El Bakraoui et la nécessité pour l’Occident de l’analyser sérieusement. Pour Al-Ansari, nul ne se fait exploser pour combattre l’injustice, mais plutôt « au nom d’une conviction religieuse qui encense le crime par le djihad ainsi que la mort des martyrs pour l’islam ». Il écrit :
L’essence du testament de Khalid El Bakraoui, qui s’est fait exploser dans la station du métro de Bruxelles en mars 2016, c’est qu’il a commis son attaque pour se venger de l’Occident croisé qui a uni ses forces pour exterminer collectivement les musulmans de Palestine, d’Irak et de Chine, et par haine des valeurs morales de l’Occident infidèle, qui exploiterait les femmes par la prostitution, les films pornographiques et les publicités commerciales. Il a menacé d’une vengeance impitoyable contre l’Occident et appelé tous les musulmans [à rejoindre] la lutte armée.
Dr Abd Al-Hamid Al-Ansari (Photo : Elaph.com)
Ce testament a été relayé par divers médias, et une personnalité médiatique de premier plan comme Suleiman Al-Jawda a été induite en erreur, écrivant un article [à ce sujet] intitulé « Un testament qui n’est pas éphémère », [dans lequel il avance que] c’est la première fois qu’un kamikaze laisse un testament révélant la cause de ses actes, et répond à la question que nous nous posons depuis longtemps, après chaque attentat : pourquoi se font-ils exploser ?  [Il a ajouté que] le testament d’El Bakraoui répond à cette question et peut-être même désaltère notre soif !
Ce distingué auteur croit-il vraiment en cette absurdité ? Croit-il vraiment à ces excuses toutes faites, et qu’El Bakraoui aurait perpétré son acte criminel pour défendre les musulmans et réagir à l’agression occidentale contre eux ?!
Si oui, il se fait des illusions à de nombreux égards :
1. Le discours justifiant les attentats et les liant à la question de la Palestine et aux atrocités occidentales est un discours mensonger vieux comme les groupes terroristes en Egypte, en Algérie, au Yémen, en Irak, en Jordanie, au Pakistan et au Maroc dans les années 1970, qui tuaient des musulmans tout en prétendant défendre leur honneur ! Ainsi, les Houthis scandent des malédictions contre les Juifs et « Mort à l’Amérique et à Israël », tout en tuant quotidiennement des Yéménites innocents ! Et le Hezbollah tue des Syriens quotidiennement sous prétexte de résister à Israël et à l’Amérique !
2. Tous les plans déclarés de toutes les organisations terroristes dans la région comprennent des exigences liées à la Palestine, pourtant en 50 ans, aucune de ces organisations n’a mené un seul attentat contre Israël !
3. Le testament d’El Bakraoui n’est pas le premier de ce type. Il a été précédé d’autres testaments terroristes, notamment celui d’Anas Al-Kandari, qui a mené l’attaque de Faylaka, au Koweït, en 2003, [2] intitulé « Pour notre chef Oussama Ben Laden, nous ne démissionnerons pas ni ne briserons notre serment ». Ce testament contenait la même absurdité que celui d’El Bakraoui : « Votre pays, ô Amérique, est allé trop loin avec [sa] tyrannie et son arrogance. Il a tué 13 000 personnes en Somalie, un million d’enfants en Irak, et des milliers de musulmans au Soudan et en Indonésie, et occupe la terre des deux lieux saints [l'Arabie saoudite]. Ce sont les chrétiens qui fournissent des armes aux Juifs qui tuent les Palestiniens ! » Quel testament mensonger ! Si [Al-Kandari] ou El Bakraoui étaient sincères, alors ils se seraient fait exploser en Israël, et non parmi des innocents pacifiques qui n’ont aucun lien avec les luttes politiques internationales de la région.
4. Ô comme ils mentent ! Ils font sauter des fidèles qui s’agenouillent et s’inclinent pendant le mois sacré [du Ramadan] ; Boko Haram tue des milliers de personnes et enlève des centaines de jeunes filles ; l’EI tue des musulmans et asservit les femmes yézidies ; les Talibans tuent les Afghans et balaient une génération d’avocats à Quetta [au Pakistan], ainsi que leurs parents et proches. [3] Ensuite, ils appellent impudemment au djihad pour combattre les injustices occidentales contre les musulmans !
5. Les luttes d’intérêts internationales et les injustices qui en découlent ne sont pas propres aux musulmans. Il y a beaucoup de conflits et d’injustices dans le monde, et de nombreux peuples en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud souffrent de l’injustice des pouvoirs mondiaux qui se livrent bataille. Mais ils ne produisent pas de terroristes qui tuent des innocents dans les gares, les restaurants, les marchés ou les cérémonies publiques et prétendent [agir dans le but] de venger l’honneur de leur nation usurpée !
6. L’activité terroriste existait avant toute injustice nationale ou étrangère. Elle est enracinée chez les Kharijites anciens [4] et les groupes terroristes de l’ère moderne – sauf que dans le passé, les effets du terrorisme étaient limités, alors qu’aujourd’hui ils se sont propagés et deviennent plus malfaisants sous l’influence des médias.
7. L’auteur [Suleiman Al-Jawda], qui voit le terrorisme comme une réaction à l’injustice politique, a tort. Il a commis une grave erreur méthodique dans le diagnostic [de la situation]. Le terrorisme est une idéologie dotée de sa propre structure philosophique, d’une terminologie et d’un point de vue indépendants, et il repose sur la haine profonde d’autrui, au point de [vouloir] mourir pour la religion, sans aucun rapport avec  le moindre facteur politique ou social.
8. Politiser l’activité terroriste en la définissant comme une réaction à l’injustice occidentale lui confère une aura d’héroïsme louable qui attire des personnes de plus en plus de jeunes, garantit sa pérennité et complique le combat contre elle.
Et enfin, personne ne se fait exploser pour combattre l’injustice, mais seulement pour une croyance religieuse qui encense le crime par le djihad ainsi que la mort du martyr pour l’islam. [5]

Notes : 
[1] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 16 août 2016.
[2] Référence à l’attentat du 8 octobre 2002 contre des soldats américains effectuant des manœuvres militaires conjointes avec l’armée koweïtienne dans l’île de Faylaka. Les assaillants (Al-Kandari et son cousin, Jassem Al-Hajiri) ont tué un marin américain et en ont blessé un autre avant d’être abattus par les forces américaines.
[3] Référence à un attentat suicide du 8 août 2016 dans un hôpital de Quetta, la capitale du Baloutchistan au sud-ouest du Pakistan, qui a eu lieu alors que des dizaines de personnes pleuraient un éminent avocat abattu plus tôt ce jour-là. L’attaque a fait au moins 70 morts et des dizaines de blessés. Jamaat Ul-Ahrar, qui a quitté les Talibans, a revendiqué l’attentat, à l’instar de l’EI quelques heures plus tard.
[4] Les Kharijites étaient un groupe dissident qui s’est séparé du camp d’Ali lors de la bataille de Siffin en 657 ; ils sont considérés comme le premier groupe d’opposition musulmane dans l’histoire islamique.

[5] Elaph.com, le 22 août 2016.

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