vendredi 19 octobre 2012

Ankara en guerre

Par Daniel Pipes - National Review Online | Adaptation française : Anne-Marie Delcambre de Champvert

Pourquoi le gouvernement turc agit-il de manière si agressive contre le régime Assad de Syrie?
Peut-être que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan espère que lancer des obus d'artillerie en Syrie aidera à amener au pouvoir un gouvernement satellite à Damas. Peut-être qu'il s'attend à ce que l'envoi d'un avion de guerre turc dans l'espace aérien syrien ou le fait de forcer à atterrir un avion civil syrien en route de Russie va lui gagner la faveur de l'Occident et le fera entrer à l'OTAN. Il se peut que le tout ne soit qu'une grosse diversion pour détourner l'attention de la crise économique imminente en raison de trop d'emprunts.
Erdoğan et Assad, en des temps plus heureux.

Les actions d'Erdogan s'inscrivent dans un contexte remontant à un demi-siècle. Pendant la guerre froide, Ankara se tenait aux côtés de Washington en tant que membre de l'OTAN alors même que Damas servait de Cuba du Moyen-Orient pour Moscou, un Etat client archi-fiable. Les mauvaises relations turco-syriennes avaient également eu des sources locales , y compris un différend frontalier, le désaccord sur les ressources en eau et le soutien syrien au PKK, un groupe kurde terroriste. Les deux Etats avaient été à deux doigts de se faire la guerre en 1998, lorsque la capitulation en temps opportun du gouvernement d'Assad avait évité un conflit armé.
Une nouvelle ère a commencé en novembre 2002 lorsque l'AKP d'Erdogan, un parti islamiste intelligent qui évite le terrorisme et les coups de gueule à propos d'un califat mondial, remplaça les partis centre-droit et gauche qui avaient dominé longtemps Ankara. Gouvernant de façon compétente et supervisant un boom économique sans précédent, la part de l'électorat de l'AKP augmenta d'un tiers en 2002 et de moitié en 2011. C'était donc en bonne voie pour atteindre l'objectif présumé d'Erdoğan qui était de défaire la révolution d'Atatürk et d'apporter la charia en Turquie.
Les ministres des gouvernements turc et syrien se rencontrèrent en 2009 à un poste frontalier et symboliquement éliminèrent la division entre les deux pays.
Tout émoustillé, l'AKP abandonna le parapluie protecteur de Washington et entreprit sa propre trajectoire indépendante néo-ottomane, visant à être une puissance régionale comme dans les siècles passés. En ce qui concerne la Syrie, cela signifia mettre fin à des décennies de vieilles hostilités et de gagner de l'influence par le biais des échanges - bonnes relations commerciales et autres, symbolisés par des exercices militaires conjoints, Erdoğan et Bachar al-Assad passèrent des vacances ensemble, et une foule de ministres littéralement levèrent la barrière qui avait fermé leur frontière commune.

A partir de janvier 2011, ces projets allèrent à vau-l'eau, car le peuple syrien se réveilla de quarante ans de despotisme d'Assad et fit campagne, dans un premier temps de façon non violente, puis violemment, pour le renversement de son tyran. Erdoğan au début offrit des conseils politiques constructifs à Assad, qui repoussa ces derniers, leur préférant une répression violente. En réponse, le sunnite Erdogan faisant appel au sentiment [religieux] dénonça l'alaouite Assad et commença à aider la force rebelle largement sunnite. Alors que le conflit était devenu plus brutal, sectaire et islamiste, devenant ainsi une guerre civile sunnite-alaouite, avec 30.000 morts, beaucoup plus de blessés, et encore plus de déplacés, le refuge et l'aide turcs devinrent indispensables aux rebelles.
Ce qui au début était apparu comme un coup de maître était devenu le premier grand faux pas d'Erdoğan. Les théories de complot farfelues qu'il utilisait pour emprisonner et intimider le commandement militaire lui avaient laissé une force de combat moins qu'efficace. Les réfugiés syriens indésirables s'entassèrent dans les villes frontalières turques et au-delà. Les Turcs massivement s'opposèrent à la politique de guerre vis-à-vis de la Syrie, avec une opposition particulière venant des alévis, une communauté religieuse qui constitue 15-20 pour cent de la population turque, distincte des Alaouites de Syrie, mais qui partage un héritage chiite avec eux. Assad prit sa revanche en ravivant un soutien au PKK, dont l'escalade de la violence posait un problème majeur interne pour Erdoğan. En effet, les Kurdes - qui avaient raté l'occasion quand le Moyen-Orient avait été découpé après la Première Guerre mondiale – furent peut-être les grands gagnants du conflit actuel; pour la première fois, les contours d'un Etat kurde avec des composantes turque, syrienne, irakienne et même iranienne pouvaient être imaginés.
Damas a toujours un patron de grande puissance à Moscou, où le gouvernement de Vladimir Poutine propose son aide par l'intermédiaire de l'armement et des vetos des Nations Unies. De plus, Assad bénéficie de l'aide iranienne indéfectible, brutale, qui se poursuit en dépit des problèmes économiques profonds du régime des Mollahs. En revanche, Ankara peut encore appartenir formellement à l'OTAN et jouir du privilège théorique de son fameux article 5, qui promet qu'une attaque militaire contre un pays membre mènera à «telle mesure ... nécessaire, y compris l'utilisation de la force armée,» mais les poids lourds de l'OTAN ne montrent aucune intention d'intervenir en Syrie.
Vitaly Tchourkine, ambassadeur russe, oppose son veto à un projet de résolution au Conseil de sécurité de l'ONU.

Une décennie de succès est montée à la tête d'Erdogan, et il n'a pas résisté à la tentation de s'engager dans la mésaventure syrienne qui pourrait nuire à sa popularité. Il peut encore apprendre de ses erreurs et revenir en arrière, mais le padishah d'Ankara a mis le paquet sur son djihad contre le régime Assad, travaillant dur pour que ce régime s'effondre et que lui s'en tire.
Pour répondre à ma question de départ: le bellicisme turc résulte surtout de l'ambition et de l'amour-propre d'un seul homme. Les Etats occidentaux devraient rester complètement à l'écart et il faudrait qu'Erdogan soit pris à son propre piège.
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Mise à jour du 16 octobre 2012: Je n'ai pas eu la place ci-dessus pour discuter de l'intention de Mr. Erdoğan de rester au pouvoir encore 11 ans, jusqu'au 100e anniversaire de la République turque en 2023, quand il aura 69 ans, donnant un meilleur aperçu de son ambition et de son amour-propre.

http://fr.danielpipes.org/12045/turquie-syrie-guerre

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