samedi 19 mai 2012

La Turquie et le bloc chiite par Paul Lahmy


Via Marsattaque
Paul Lahmy, qui tient le nouveau blog Attaque défense, propose ici une exploration de la politique étrangère turque vis à vis du "bloc chiite". Merci à lui et n'hésitez pas à commenter.


La crise syrienne démontre, s'il en était besoin, que la politique du « zéro problème » avec ses voisins du ministre des affaires étrangères turc, Ahmed Davutoglu, a non seulement échoué, mais qu’elle a également masqué les véritables intérêts d'Ankara. Car comment croire que la Turquie conserverait longtemps sa politique de la main tendue à l'égard d'un bloc chiite en expansion, avec à sa tête une République Islamique d'Iran en voie d'acquérir l'arme nucléaire ? Cette stratégie serait d'autant plus dangereuse que le divorce avec Israël laisse la Turquie bien isolée.

Il n'a jamais été dans l'intérêt d'Ankara de faciliter la marche de l'Iran vers le nucléaire militaire. Le réchauffement des liens diplomatiques avec Téhéran, depuis la prise de pouvoir de l'AKP en 2002, relevait d'un calcul risqué. En s'opposant publiquement à une intervention armée contre Téhéran, la Turquie a pu développer son activité commerciale avec l'Iran (15 milliards de dollars par an) tout en crédibilisant sa prétention à redevenir la puissance musulmane, non asservie aux intérêts de l'Occident, qu'était l'Empire Ottoman à son apogée. La dénonciation du « terrorisme d’état » israélien, surtout depuis la guerre de Gaza de l’hiver 2008-2009, s’intensifie au lendemain du raid israélien sur le Mavi Marmara, où huit militants turcs sont tués. A de nombreuses reprises, la Turquie condamne la politique « belliciste » israélienne à l'égard de l’Iran, dont elle soutient le programme nucléaire « pacifique » (comme le déclare encore le premier ministre Erdogan, en visite à Téhéran le 28 mars 2012). La Turquie, comme la Chine, aiderait également l’Iran à contourner les sanctions onusiennes (qu’Ankara affirme mettre en œuvre) et occidentales en mettant à sa disposition des comptes bancaires secrets pour maintenir à flot ses importations. Ainsi, la Turquie payerait une partie de ses importations venant d’Iran en lui livrant des biens achetés auprès des pays européens.

Dans le même temps, la Turquie reste vigilante envers l’Iran. En témoigne la décision, en septembre 2011, d'abriter un radar de détection avancée (opérationnel en février 2012), dans le cadre du bouclier anti-missile américain déployé en Europe et en Méditerranée. En novembre 2011, le Général Amir Ali Hajizadeh, chef de la division aérospatiale des Gardiens de la Révolution, déclare qu'en cas d'attaque israélienne, le radar sera une cible prioritaire. Avant de prédire que les ondes du radar causeront un vague de malformations et de cancers chez les nouveaux nés en Turquie.

Il n’empêche, les passes d’armes verbales entre Israël et la Turquie renforcent le « complexe de Massada » (mentalité de la « forteresse assiégée) de l’Etat hébreu, et fourni des arguments au « parti de la guerre », incarné par Benjamin Netanyahu et Ehud Barak. Le « si Israël ne s'en charge pas, personne ne s'en chargera », récurant dans les débats sécuritaires en Israël depuis le raid sur Osirak en 1981, gagne en crédibilité. Une Turquie plus active dans sa condamnation du programme nucléaire iranien aurait permis à Israël de temporiser, d'accorder plus de crédit au régime des sanctions et à l'isolement diplomatique de l'Iran. La position de l’AKP restreint ainsi le champ des possibles de Tel-Aviv.


En fait, la Turquie a tout autant à perdre qu'Israël dans la l’éventualité d'un Iran nucléaire. Les stratèges de l'AKP espèrent que l'Iran restera une puissance du seuil, sur le modèle du Japon, capable de construire la bombe mais se l'interdisant. Dans le cas où Téhéran se déciderait à « franchir le Rubicon », Ankara sait pouvoir compter sur la détermination d'Israël, allié malgré lui, pour mettre fin à l'aventure nucléaire iranienne. De ce conflit, Israël sortirait fortement discréditée pour avoir ouvert les hostilités et aggravé la crise économique mondiale. Quant à l'Iran, son appareil militaire n'aura probablement pas survécu à l'inévitable entrée en guerre des États-Unis. Son adversaire chiite défait, mais sa réputation intacte, la Turquie pourrait à nouveau s'imposer comme l'hégémon régional.

C’est donc la crise syrienne qui a forcé Ankara à sortir de son ambiguïté stratégique. Les premiers mois, Davutoglu a tenté de convaincre le régime syrien d'adopter des réformes démocratiques, dans le prolongement de la politique du zéro problème. Possible en période d'accalmie, cette politique devient impossible à respecter en temps de crise, où des décisions qui reflètent les intérêts de la Nation doivent être prises. L'Iran et le Hezbollah ont clairement choisit de soutenir militairement Bachar el-Assad. L'art de satisfaire tout le monde d'Ahmed Davutoglu touche ici ses limites : l'AKP décide de soutenir l'opposition syrienne et devient même son principal allié. C'est en Turquie (province d’Hatay) que se trouve l'appareil politique de l'opposition, ainsi que le quartier général de l'Armée syrienne libre (ASL). Les rebelles y bénéficient d'une base arrière où ils peuvent se reposer, se soigner, se réarmer, et à partir de laquelle ils planifient leurs attaques. Mais la Turquie est loin d’être un hôte passif. Selon certains membres du Conseil National Syrien, le chef de l’ASL, le Colonel Riad al-Assaad, serait en fait une couverture pour les services de renseignements turcs, de la part desquels il reçoit ses ordres.

Ankara a donc choisi de profiter de cette crise pour affaiblir le bloc chiite, en aidant à une prise de pouvoir sunnite à Damas. En réaction, la Syrie a accru son soutien aux rebelles du PKK, dont la branche syrienne a toujours entretenu d'étroites relations avec les services de sécurité de Damas. Selon des sources citées dans la presse turque, des agents des services secrets syriens opèreraient aux côtés du PKK. Parallèlement, le PKK tenterait de transformer le « printemps arabe » en « printemps kurde » en mobilisant la population kurde de Turquie (10% de la population). En 2011, le PKK lance 7 attaques majeures, faisant 58 morts (soit le double qu’en 2010), et ce malgré les négociations en cours avec Ankara.

Dans cette guerre larvée, Ankara se retrouve sans l'allié israélien, dont l'aide contre le PKK s'était pourtant révélée utile par le passé, notamment à travers les renseignements qui ont conduit à l'arrestation Abdullah Öcalan. Pire, depuis la rupture avec Ankara, Israël s’est rapproché politiquement du Kurdistan irakien, où le Mossad entraînerait des dissidents iraniens et des rebelles kurdes du PJAK et du MEK. Fin 2011, selon des renseignements turcs, des drones Heron israéliens auraient survolé des unités militaires turques dans les provinces d’Atay et d’Adana. Le PKK se serait basé sur les renseignements collectés pour établir ses camps d’entrainement dans le nord de la Syrie, face à l’Atay, où les forces d'Ankara seraient peu nombreuses.

Dans le cas où la Turquie entrerait directement en guerre contre Damas et affronterait les combattants du Hezbollah libanais et les Pasdarans iraniens qui participent à la répression, l'Arabie Saoudite et le Qatar, autres soutiens de l'armée syrienne libre et adversaires de l'Iran, seraient un maigre substitut à Israël. Car la guerre est une possibilité sérieusement envisagée. Le président Turc Abdullah Gül déclare en avril 2012, devant l’Académie militaire turque, que la dangereuse escalade en Syrie, en Irak et en Iran pourrait se transformer en une guerre régionale pour laquelle la Turquie doit se préparer militairement.


Les deux scénarios de guerre les plus crédibles sont ceux de la mise en place par Ankara d'une zone tampon en territoire syrien, pour faire face à l'afflux de réfugiés, et celui d'une intervention militaire contre la branche syrienne du PKK. Mais les tensions avec l’Iran touchent également la scène politique irakienne. Ankara et les États arabes sunnites soutiennent la coalition regroupant les intérêts sunnites et kurdes, et qui s’oppose à l’élite chiite qui appuie le premier ministre Nouri al-Maliki. En janvier 2012, Nouri al-Maliki accuse la Turquie d’interférer dans les affaires irakiennes, en soutenant publiquement des figures de l’opposition, et affirme qu’Ankara pourrait être à l’origine d’une guerre civile régionale dont elle ne serait pas épargnée. Le gouvernement irakien s’est particulièrement offusqué des déclarations de soutien apportées par Ankara à Tariq al-Hashemi, ancien vice Président sunnite. Ce dernier a trouvé refuge au Kurdistan irakien après avoir été accusé, fin 2011, d’avoir été à l’origine d’environ 150 assassinats de responsables politiques et judiciaires chiites. Maintenant que l’arbitre américain quitte l’Irak, les intérêts turcs et iraniens se trouvent plus directement confrontés.

La situation stratégique de la Turquie semble devoir se rapprocher de ce qu'elle était dans les années 1990 : un PKK galvanisé, une Syrie et un Irak hostiles, et un Iran menaçant. L’allié israélien en moins, cette fois.

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