lundi 14 mai 2012

YÉMEN : POURQUOI AL-QAIDA VA ÊTRE VAINCU

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En ce printemps 2012, le Yémen connaît une situation extrêmement difficile. La révolution intérieure qui a débuté le 27 janvier 2011, inspirée par le printemps arabe, est parvenue à chasser du pouvoir le président Ali Abdallah Saleh. Il a été remplacé par Abd al-Rab Mansour al-Hadi, élu président le 21 février 2012 et entré en fonction le 25. Ce dernier réorganise le fonctionnement de l'Etat en chassant progressivement les proches de l'ancien dirigeant du pays qui sont encore installés à des postes clef.
Surtout, le régime de Sanaa est confronté à l'action violente d'Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA). Pourtant, si la tactique adoptée par le mouvement djihadiste perdure, la situation pourrait bien s'inverser à terme. Sanaa aidé par son grand voisin saoudien et les Etats-Unis - qui n'ont pas l'intention de voir s'installer un bastion djihadiste au Yémen - pourrait prendre le dessus.

Une situation économique et politique désastreuse

Le Yémen est un des pays les plus pauvre du monde arabe : 34% de sa population est sans emploi, 45% vit au dessous du seuil de pauvreté selon les critères de l'ONU et 73% habite dans les zones tribales majoritairement rurales. Cette pauvreté endémique est renforcée par un taux de natalité les plus élevé au monde : 75% des Yéménites sont âgés de moins de trente ans et 46% ont même moins de quatorze ans. Le taux de natalité (3,4% par an) devrait entraîner le doublement de la population, actuellement forte de 24 millions d'âmes, d'ici 2035.
Sur le plan économique, l'inflation atteint 19% par an. Les espoirs mis dans les réserves énergétiques potentielles du pays sont en train de s'effondrer. En effet, les estimations ont été fortement revues à la baisse (-50%). Or,  elles assurent 70% des revenus annuels du pays. Seuls 3% de la superficie du territoire peuvent être exploités pour l'agriculture en raison du manque dramatique d'eau[1]. La culture intensive du qat, cette drogue traditionnelle qui se mâche, appauvrit les 37% de sols cultivés consacrés à cette plante et les rend progressivement impropres au développement de cultures alternatives qui pourraient nourrir la population dans l'avenir. Par contre, l'exportation du qat rapporterait 10% des ressources du pays.
Cette situation économique désastreuse a des conséquences politiques et sociales majeures :
  • le pays ne peut pas subvenir aux besoins élémentaires de la population de plus en plus jeune, de plus en plus pauvre et massivement sans emploi ;
  • la crise politico-économique que traverse le Yémen affecte gravement les services publics et les infrastructures du pays se dégradent rapidement ;
  • cette crise impacte les possibilités de développement dans l'avenir ;
  • surtout, elle fait douter de la possibilité pour le nouveau président d'entreprendre les réformes sociales indispensables. Cela peut pousser les tribus à ne plus compter que sur elles-mêmes en rejetant une fois de plus le pouvoir de Sanaa.

Par ailleurs, le nouveau président Abd al-Rab Mansour al-Hadi qui a été installé à Sanaa sous l'influence du CCG (Conseil de Coopération du Golfe) pour deux ans est confronté à d'autres difficultés.
D'une part, l'ex-président Saleh est toujours le chef du Congrès général du peuple (CGP), l'ancien parti du pouvoir. De plus, des membres de sa famille occupent encore des postes clef dans l'administration. Or, le clan Saleh dans son ensemble est rejeté par la grande majorité de la population, en particulier en raison des violences dont elle a fait l'objet durant la révolution.
D'autre part, même si elle s'est fait discrète, la rébellion Al-Houti dans le nord-ouest du pays et plus particulièrement dans la région de Sa'ada est un feu qui couve lentement. Depuis 2004, quatre guerres et quatre trêves se sont succédées. Les tribus Al-Houti ont utilisé les soulèvements de 2011 pour nouer de nouvelles alliances avec des groupes d'opposition étendant ainsi leur zone d'influence. Toutefois, des affrontements les ont également opposé aux salafistes[2] dans cette région. Les Al-Houti sont soutenus discrètement par Téhéran qui voit là un moyen d'étendre son influence à la frontière sud de son grand rival, l'Arabie saoudite.


Les insurgés sudistes, regroupés sous le vocable le « Mouvement du Sud » (MS), qui sont présents dans six provinces, réclament plus d'égalité pour l'accès aux postes de fonctionnaires, pour percevoir des retraites décentes et autres avantages publics. Ils demandent également le droit de pouvoir bénéficier directement des ressources du sous-sol. Une majorité de la population serait même favorable à l'établissement de l'indépendance. Le MS serait emmené par le célèbre chef tribal Tariq al-Fadhli, membre jusqu'en 2009 du parti du président Saleh et ancien combattant contre les Soviétiques en Afghanistan.
AQPA, dont les repaires sont plutôt situés dans les provinces nordistes de Marib et Al Jouf, a rejoint ce mouvement en tentant de convaincre ses leaders d'adopter sa vision du djihad, c'est-à-dire l'islamisation du sud du pays. D'ailleurs, cette zone actuellement aux mains des insurgés a été baptisée : l'« Emirat djihadiste du Yémen du Sud ». Une de leurs forces réside dans le fait que beaucoup de combattants internationalistes d'Al-Qaida sont d'origine yéménite. Il s'agit donc pour eux d'un retour au pays. Leurs zones d'action prioritaires dans le sud sont les provinces d'Abyane et de Shabwa. Ils ont même pris temporairement le contrôle complet de certaines villes comme Zinjiban, contrôlée par la milice Ansar al-Sharia (« Les partisans de la charia »). Pour attirer la sympathie des populations, ils ont multiplié des actions sociales comme la suppression des impôts et taxes diverses, la fourniture gratuite d'eau, d'électricité, de vivres. Ils ont rétabli l'ordre public en luttant férocement contre la petite criminalité en appliquant strictement la charia : les voleurs se font trancher la main, les violeurs sont décapités, etc. Toutefois, cela n'a pas empêché environ 120 000 réfugiés de rejoindre Aden qui fait désormais figure d'une ville assiégée.

Les forces de sécurité yéménites

Le total des forces armées yéménites est estimé à 82 000 hommes, dont 70 000 pour l'armée de terre, 7 000 pour la marine et 5 000 pour l'aviation. La conscription a été abolie, les militaires sont donc d'active. Leur motivation est majoritairement pécuniaire.
Les forces terrestres alignent sur le papier huit brigades blindées, six mécanisées, deux brigades aéroportées, quatre brigades d'artillerie sol-sol, une brigade de la Garde, une brigade des forces spéciales, sans compter les six brigades de défense anti-aériennes. Sur le terrain, la situation est beaucoup plus complexe. Le commandement n'est pas réellement unifié, certaines unités obéissant plus à leurs chefs tribaux qu'à leur propre hiérarchie. Les effectifs sont bien loin d'être complets et l'entraînement laisse à désirer. Sur le plan des matériels, l'armée de terre aligne environ 1 400 chars de bataille, 2 900 transports de troupes blindés, 330 pièces d'artillerie et 400 lance roquettes multiples. Mais, seul un tiers - voire peut-être moins - de ces matériels seraient réellement opérationnels.
Lors de la « révolution » de 2011 et 2012, certaines unités sont passées du côté des manifestants, particulièrement la 1ere brigade blindée à Sanaa et la 119e brigade mécanisée dans le sud du pays. Peu à peu, les choses semblent rentrer dans l'ordre. Ainsi, la 119e brigade mécanisée a rejoint les 31e et 201e brigades dans les offensives menées, depuis le 10 septembre 2011, pour reprendre le contrôle de la région de Zanjibar.
La Marine possède cinq bases situées à Aden, Al Hudaydah, Al Mukalla, sur l'île de Perim et sur celle de Socotra. Toutefois, si elle est en mesure d'assurer la garde de ses approches maritimes et de lutter contre la piraterie, grâce à une quarantaine de navires de patrouille, elle n'a pas les moyens de mener des opérations de débarquement. Donc aucune manœuvre amphibie ne peut être envisagée.
L'aviation semble assez puissante, alignant 350 aéronefs de combat, 55 avions de transport et 94 hélicoptères. Mais ces matériels sont disparates et le manque de pièces de rechange provoque des indisponibilités qui peuvent clouer au sol une bonne partie de cette flotte. Quant aux pilotes, ils manquent d'heures de vol pour être au top niveau.
Il convient aussi de compter les forces paramilitaires fortes de 70 000 membres dont 50 000 dépendent du ministère de l'Intérieur. Toutefois, ces unités ont une valeur combative sujette à caution. Elles ne peuvent intervenir en dehors de leur lieu d'implantation.

Pourquoi AQPA va à sa perte ?

La situation ne semble donc pas être favorable pour le pouvoir en place à Sanaa. Pourtant, elle n'est pas désespérée, bien au contraire, car elle pourrait évoluer avec le temps. En effet, AQPA emmené par Naser al-Wuhayshi est en train de commettre deux erreurs majeures. Le mouvement initié par Oussama Ben Laden pense que les populations vont majoritairement le suivre dans son djihad total. Or, la tradition tribale fait que cela est très difficile, les tribus étant globalement hostiles à toute autorité supérieure, dont celle de Sanaa. Pour ce qui est de la loi islamique, elle est déjà décrétée dans l'ensemble du pays en dehors des grandes agglomérations, même si elle n'est pas appliquée avec toute la rigueur souhaitée par les salafistes. Par ailleurs, AQPA se sent assez puissant pour désormais mener une guerre classique.
Rappelons que la guerre non conventionnelle comporte trois niveaux :
- lorsque les insurgés en sont à leurs débuts, ils se livrent à des actions terroristes qui sont relativement faciles à monter avec très peu de moyens ;
- quand la l'équilibre militaire leur est plus favorable, ils passent aux opérations de guérilla ;
- enfin, lorsqu'ils pensent avoir atteint un niveau de force suffisant, il arrivent au troisième niveau : l'affrontement frontal avec l'adversaire qui se traduit par des combats classiques. Atteindre ce niveau ne signifie pas l'abandon des deux premiers modes de combat, le terrorisme et la guérilla[3].
Même si quelques armements lourds ont été récupérés par les insurgés sur l'armée - apportés par des déserteurs - la supériorité reste du côté des forces gouvernementales. Il ne faut pas oublier que les activistes d'AQPA sont estimés à quelques centaines de combattants seulement. Pour pallier ce manque d'effectifs, les djihadistes tentent de resserrer des liens avec des tribus, particulièrement en nouant des relations matrimoniales. Par ce biais, AQPA espère les entraîner dans la guerre sainte.

Le fait de livrer bataille oblige les forces rebelles à se regrouper et à présenter des objectifs parfaitement identifiables et localisables pour les forces armées. Cela facilite les frappes de l'aviation et de l'artillerie gouvernementale. Al-Qaida semble avoir senti le danger et plutôt que de défendre la ville de Zanjibar, que l'organisation avait conquis en mai 2011, elle a préféré négocier pour préserver leurs forces pour des affrontements futurs.
Bien sûr, le nouveau gouvernement est actuellement en phase de reconstruction de ses forces armées et de sécurité. Il doit purger ces organismes des responsables qui sont encore trop liés au président Saleh car ils ne sont plus admis par la population qui a mené la révolution de 2011 et 2012.
Le général Tarek Mohamed Abdallah Saleh, chef de la garde présidentielle (la 3e brigade) et neveu de l'ex-président Ali Abdallah Saleh a cédé le 3 mai son commandement au général Abdl Rahmane al-Halili après avoir refusé le 7 avril son limogeage. Auparavant, le demi-frère du président Saleh, le général Mohamed Saleh al-Ahmar avait accepté son remplacement à la tête des forces aériennes le 14 avril. Cela ne s'était pas fait sans mal et les observateurs avaient même craint alors une épreuve de force
Ces départs devraient se poursuivre sans toutefois trop affecter la capacité opérationnelle des forces dont les cadres intermédiaires ne seraient pas touchés par les purges pour ne pas renouveler l'erreur qui a été commise par les Américains en Irak[4].
Même si les moyens financiers de Sanaa manquent, le nouveau gouvernement peut compter sur l'aide directe de l'Arabie saoudite qui ne souhaite pas qu'un Etat frontalier passe sous la coupe de ses ennemis les plus farouches : les djihadistes de Ben Laden qui souhaitent exaucer le vœu de leur défunt leader : chasser les Saoud du pouvoir car ils sont considérés comme des apostats.
Pour leur par, les Américains profitent de ce terrain d'action pour neutraliser les terroristes qu'ils considèrent comme représentant pour eux un risque potentiel. Ainsi, ils appuient indirectement Sanaa en menant des actions ciblées contre des responsables d'AQPA. Leur plus grande réussite a été la neutralisation d'Anwar al-Awlaki, cet ancien imam de nationalité américaine, tué par un drone de la CIA, le 30 septembre 2011[5]. Les frappes se poursuivent sans discontinuer, en particulier dans les régions de Shabwa et d'Abyan. Ainsi, neuf militants auraient trouvé la mort lors de deux frappes ayant eu lieu les 16 et 18 avril 2012.


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La réorganisation des forces de sécurité et de l'administration yéménites va prendre du temps : des mois voire des années. Mais le renforcement du pouvoir régalien de Sanaa semble inéluctable. Après une euphorie de démarrage, AQPA risque de payer très cher sa nouvelle stratégie dans l'avenir. Le Yémen semble donc être actuellement un abcès de fixation de la nébuleuse djihadiste initiée par Ben Laden. Cela va permettre d'identifier et de neutraliser un certain nombre d'activistes qui ne pourront pas nuire ailleurs. C'est un combat de longue haleine mais qui va dans la bonne direction : la disparition totale de la menace djihadiste internationale.



  • [1] Ce phénomène est aussi vrai des les villes, dont la capitale, qui connaît de nombreuses coupures d'eau.
  • [2] Peut-être liés au parti islamique institutionnel : le Al-Islah.
  • [3] Deux exemples : les Viêt-minhs avaient débuté la guerre contre les Français par des actes terroristes en 1945. Ils sont ensuite passés au niveau de la guérilla, harcelant les forces du corps expéditionnaire français. Ils ont terminé par une bataille conventionnelle : Dien Bien Phu. Les Tigres tamouls (LTTE) ont procédé de même. Après des actes de terrorisme, il sont passés au niveau de la guérilla et sont parvenus à « libérer » le nord du Sri Lanka. Ayant surestimé leurs forces, ils ont été écrasés par l'armée régulière.
  • [4] Les Américains ont totalement détruit l'armée irakienne chassant tous ses cadres jusqu'aux plus bas échelons. Ils ont eu ensuite beaucoup de mal à la reconstruire. Cette inaptitude au combat des forces de sécurité irakiennes a été largement exploitée par les forces rebelles.
  • [5] Les notes de Ben Laden trouvées à Abottabbad montrent que ce dernier s'était formellement opposé à la nomination d'al-Awlaki comme chef d'AQAP en raison de sa nationalité américaine.

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