mercredi 30 octobre 2013

La nouvelle « mue » du capitalisme

Je republie ici un texte écrit au temps où j’étais Président de l’Institut Turgot. Ce texte explique synthétiquement dans quelle ère économique nous sommes. Les explications d’ensemble figurent dans mon livre La septième dimension. Le livre étant épuisé, je vais en préparer une nouvelle édition.
Au cours des trente dernières années, une révolution technologique s’est opérée, dont nous voyons les résultats partout autour de nous et dans notre vie quotidienne, mais dont nous ne discernons pas toute la portée. Nous utilisons des téléphones portables et des micro-ordinateurs, nous utilisons internet et le haut débit, nous achetons toujours davantage par ces biais, nous consultons des textes venus de l’autre bout du monde, nous dialoguons quelle que soit l’heure sur des blogs, nous achetons des billets d’avion ou de concert, des nuits d’hôtel et d’autres services. Mais nous ne relions pas tout cela à un tableau d’ensemble. Nous ne voyons pas que ce qui se trouve révolutionné ainsi, ce n’est pas seulement la communication entre les êtres humains, la vie quotidienne, l’accès à l’information, mais l’intégralité du fonctionnement économique, politique, culturel et social du monde dans lequel nous vivons.

Fonctionnement » post-capitaliste «

Les anciennes sociétés industrielles glissent vers un fonctionnement post-industriel, voire, pour reprendre l’expression de Peter Drucker, » post-capitaliste » : les usines sont délocalisées ou robotisées, et ne fabriquent plus que ce qui serait trop cher et trop difficile à transporter sur de longues distances ou ce qui est porteur d’une forte charge symbolique (une moto Harley-Davidson ne sera vraisemblablement jamais fabriquée en Chine), les entreprises performantes sont des entreprises de distribution, de synchronisation de l’information, d’ » amélioration simultanée des biens complémentaires » (Paul Romer), de création intellectuelle et technologique ou des entreprises de service (loisirs, optimisation de la vie). Celles qui se chargent de biens matériels conçoivent ceux-ci, les font fabriquer ailleurs et les commercialisent sur la planète entière.
Elles fonctionnent toujours davantage sur le modèle de ce que Charles Gave appelle les entreprises » plate-forme « . Elles reposent sur le fait que la création de valeurs est désormais essentiellement immatérielle.

Hétérarchie

Le fonctionnement post-industriel implique un changement d’organisation : la structure pyramidale, adéquate à l’ère industrielle, est condamnée à l’obsolescence au profit du réseau qui permet à tous ses membres d’apporter sa contribution et sa créativité. La hiérarchie cède la place à l’hétérarchie (George Gilder) : complémentarité synergique de singularités créatives individuelles.
Chaque individu se trouve incité par les transformations en cours à devenir entrepreneur de lui-même, à développer, entretenir et vendre son capital intellectuel. La mobilité croissante des individus, du capital financier et du capital essentiel (le capital intellectuel), la possibilité d’échanger planétairement des informations, transforment la vie économique en faisant que de plus en plus d’entreprises fonctionnent pour partie dans la réalité immatérielle du web et ont pour horizon les cinq continents.

Calcul économique

Elles transforment le calcul économique : comment calculer le chiffre d’affaires exact d’une entreprise qui conçoit, ne fabrique rien, fait fabriquer à la demande à l’autre bout de la terre et envoie le produit ensuite là où se trouve le consommateur final ? Combien de frontières ont été traversées ? Comment tout cela affecte-t-il les calculs d’excèdent ou de déficit commercial de tel ou tel pays ?
Elles transforment le fonctionnement politique : les Etats sont de plus en plus, comme l’avait anticipé Jude Wanniski voici plus de vingt ans (The Way the World Works), considérés comme des prestataires de services en matière de droit, de sécurité des biens et des personnes, et sont en concurrence les uns avec les autres. Un mauvais prestataire de service fait fuir le capital financier et le capital intellectuel.

Crise des systèmes de redistribution

Les systèmes de redistribution rentrent en crise dès lors que non seulement la production glisse des lieux où le coût de la main d’œuvre et des charges est élevé vers les lieux où le coût de la main d’œuvre et des charges est plus faible, mais que les flux financiers glissent d’un bout à l’autre de la planète en quelques opérations informatiques aisément cryptables et que ceux qui disposent d’un fort capital intellectuel ne sont plus prisonniers d’une société à laquelle ils seraient rivée pour toujours.

Nouvelles sociétés industrielles

De nouvelles sociétés industrielles voient ainsi le jour, qui bénéficient pleinement de la mutation, et elles deviennent les ateliers du monde, ce qui y crée des centaines de millions d’emplois, mais aussi ce faisant des centaines de millions de nouveaux consommateurs, et des centaines de millions de gens susceptibles de sortir des coercitions inhérentes à l’extrême pauvreté. Pas plus que les sociétés post-industrielles et leurs modalités de fonctionnement ne ressemblent à ce qui était connu auparavant, les nouvelles sociétés industrielles (Chine, Inde) ne ressemblent aux anciennes sociétés industrielles, puisqu’elles répondent surtout à la demande venue des sociétés post-industrielles, puisqu’elles sont d’une époque où, progressivement, on sait reformuler la matière et le vivant, puisqu’elle travaillent en connexion avec les » entreprises plate-forme « , et puisque leur intégration à l’économie planétaire implique leur ouverture aux grands brassages culturels et informationnels qui parcourent le monde.

Sixième dimension

J’analyse la logique d’ensemble qui se met ainsi en place comme le passage à la sixième dimension.
Aux quatre dimensions qui structurent l’espace-temps, à la cinquième dimension qui concerne les déplacements dans les quatre dimensions de l’espace-temps, s’ajoute la dimension constituée par la réalité virtuelle où l’on est dans l’univers du web. Une société post-industrielle se recompose autour de cette sixième dimension, sur un maillage d’entreprises hétérarchiques en réseau, elles-mêmes connectées aux réseaux mondiaux. C’est une société où le politique repose sur la compréhension de son rôle de prestataire de services. C’est une société où on discerne que l’avenir ne sera optimal que si le capital intellectuel y est traité, formé, entretenu de manière optimale. Une nouvelle société industrielle est une société où on crée les conditions favorables à l’implantation de nouvelles structures industrielles.

Société en déclin

Les sociétés où continue à exister de manière prééminente une analyse en quatre ou cinq dimensions, mais où on ne comprend pas le caractère globalement révolutionnaire de la sixième dimension est une société en crise et en déclin. On y vit la nostalgie de l’ère industrielle et on y raisonne selon les paramètres, révolus, de l’ère industrielle. On y » lutte contre les délocalisations » sans comprendre que ce qui sous-tend celles-ci est bien plus vaste que la » loi du profit « . On essaie d’y préserver des Etats-providence redistributeurs sans discerner pourquoi ceux-ci sont condamnés à mort. On y parle de la » mondialisation » comme d’une option, face à laquelle un » autre monde » serait possible, sans voir que la transformation impliquée par le téléphone et l’ordinateur portables, et le net à haut débit est un changement de paramètre aussi important et aussi profond que celui impliqué, au dix-neuvième siècle, par l’électricité et la seconde loi de la thermodynamique.
La France et l’Europe ne sortiront de leur situation actuelle que si on essaie d’y discerner pleinement les contours de la sixième dimension.

Aspérités

Analyser la sixième dimension implique de voir aussi, c’est sous-jacent dans ce que je viens d’écrire, qu’elle n’advient pas sans aspérités, frictions ou dysfonctionnements. Outre les sociétés en crise ou en déclin telles les sociétés européennes où la réticence à discerner que les technologies de la sixième dimension impliquent un changement de logique global a pour effet d’entraîner la crispation sur des discours protectionnistes et collectiviste de droite ( » antimondialisme « ) et de gauche ( » altermondialisme « ), il est des sociétés où les dispositifs de fonctionnement culturel rendent l’adaptation à la sixième dimension difficile (Afrique subsaharienne, Amérique latine), voire des sociétés où cette adaptation est refusée et vécue comme une agression, ce qui entraîne des effets en retour violents (monde musulman).
© Guy Millière, pour l’Institut Turgot

Le progrès économique et social consiste en un perpétuel processus de « destruction créatrice ». A la vague de délocalisations des dernières décennies pourrait bien succéder une vague de relocalisations industrielles, pour de multiples raisons: réduction du différentiel du coût du travail entre l’Occident et l’Asie, compétitivité retrouvée du coût de l’énergie aux Etats-Unis, meilleure réactivité, automation toujours accrue, augmentation du coût du transport maritime etc…
Il existe, au niveau politique comme dans le monde des affaires, deux catégories de décideurs: ceux qui se prononcent en toute connaissance de cause, et leurs simiesques imitateurs appliquant hors de propos des recettes toutes faites, avec les meilleures chances de se fourvoyer.
Assimiler la mondialisation à un irréversible processus de délocalisation toujours plus poussée reflète une attitude purement défensive, autrement dit la résignation à subir les événements.
Est-il besoin d’ajouter que l’essentiel en matière de développement économique et social, c’est l’innovation? Or en Europe en général, et plus particulièrement encore en France, le code du travail interdit pratiquement l’innovation. Innover suppose de créer de nouvelles structures de recherche-développement, donc (hélas) de pouvoir les dissoudre au moindre coût en cas d’échec…
Ce qui est préoccupant n’est pas que les aciéries disparaissent en France et en Europe, en dehors de filières très spécialisées et impliquant un très haut degré de savoir faire, donc de capital intellectuel, mais que, il n’y ait pas de Google, pas de Apple, de Microsoft, de Genentech européen.

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