lundi 13 mai 2013

Au Zimbabwe, la réforme agraire sème la misère


Sous les pieds nus de Lovemore Langa, la terre est rouge et craquelée. Le maïs semé par cet ancien chômeur, ouvrier agricole depuis un an, se résume à de petites pousses jaunes et sèches. «Tout a brûlé sur pied», explique ce jeune homme, recruté par l'un des nouveaux propriétaires des lieux, un médecin de Bulawayo, la seconde ville du pays. Lovemore Langa ne cache pas son découragement. «Je ne sais pas ce que je vais dire au patron quand il reviendra. La terre est trop sèche et il ne pleut pas. Il nous faudrait une pompe, des tuyaux, du matériel d'irrigation.»
Un an après sa redistribution, en janvier 2002, la désolation règne à Embizeni, un ranch de 2 000 hectares autrefois détenu par Alec Murray, un éleveur blanc. Proche de Figtree, une localité du Matebeleland, au sud-ouest du Zimbabwe, cette propriété ne compte plus une seule vache aujourd'hui. Une partie de ce cheptel de 400 têtes a été décimée par la sécheresse. Surtout, pour tirer un revenu facile, les nouveaux propriétaires se sont empressés de vendre le bétail.
«Rien à manger.» Ici, ils sont 16 citoyens ordinaires à avoir bénéficié de la «redistribution rapide» des terres engagée en février 2000 par le président Robert Mugabe. Lovemore Langa, lui, ne sait pas quoi penser de cette réforme agraire, qui a vu la quasi-totalité des 65 % de terres arables autrefois cultivées par 4 500 fermiers blancs passer aux mains de Zimbabwéens noirs. «D'un côté, nous avons récupéré notre bien, dit-il, mais, de l'autre, nous n'avons plus rien à manger.» Lucky Gande, l'un des occupants d'Embizeni, l'interrompt brusquement. «Ici, on ne fait pas de politique, on essaie simplement de gagner son pain.» Fourche en main, la chemise élimée et les semelles de ses sandales taillées dans un pneu, ce quinquagénaire se présente comme un «ancien combattant» de la guerre d'indépendance. «Je me suis battu pour la libération de mon pays, du temps de la Rhodésie de Ian Smith, affirme-t-il. Avec les terres, voilà la vraie libération achevée, grâce à Mugabe.»
Rentables. Il jure ne pas avoir participé aux intimidations orchestrées par le régime en place pour faire partir les derniers fermiers blancs de leur propriété. Lui-même petit fermier depuis l'indépendance, en 1980, Lucky Gande cultivait un modeste champ sur des terres communales, avant de s'inscrire, comme les autres, sur les listes de candidats à la redistribution des terres des Blancs. Comme 264 000 personnes, selon les chiffres officiels, il a bénéficié d'une attribution «ordinaire», sur une ferme elle aussi ordinaire. Les exploitations les plus rentables du pays, elles, n'ont pas été morcelées en lots de quelques centaines d'hectares. Chacune a été attribuée à un seul propriétaire, pour la plupart des membres éminents de l'Union nationale africaine du Zimbabwe ­ Front patriotique (Zanu-PF), le parti au pouvoir. Lucky Gande ne veut pas le savoir. «Attendez seulement que les pluies reviennent, dit-il, et vous verrez que les Noirs ne sont pas plus bêtes que les Blancs. Ils sauront aussi bien qu'eux tirer le fruit de leur terre.» A Embizeni, les nouveaux occupants des lieux se sont d'abord mis au travail avec ardeur. Après le départ des 70 ouvriers d'Alec Murray, invités à déguerpir par les «anciens combattants», ils ont défriché, taillé, brûlé la brousse qui couvrait la propriété, puis construit çà et là de petites cases traditionnelles. «Le temps de voir venir, avant de faire de vraies maisons en dur», raconte Lovemore Langa. Son employeur a recruté 10 ouvriers, acheté des outils, des semences et des engrais, mais pas le matériel d'irrigation sans lequel cultiver dans cette région semi-aride est impossible.
Maïs et tomates. En novembre, ils ont entendu parler des crédits accordés par le gouvernement aux nouveaux fermiers «commerciaux», c'est-à-dire les grands exploitants. L'argent est arrivé un peu tard, et ils n'y auraient de toute façon pas eu droit, en tant que petits fermiers censés se livrer à une agriculture de subsistance. «Nous avons semé du maïs et des tomates, mais rien n'a poussé, explique Lovemore Langa. Nous ne sommes plus qu'une vingtaine à travailler pour quatre propriétaires différents. Les autres sont partis.»
Les autorités ont elles-mêmes reconnu en octobre que la moitié seulement des fermes confisquées à travers le pays, notamment dans la province fertile du Mashonaland-Est, étaient effectivement occupées par leurs nouveaux propriétaires. Selon le Syndicat des fermiers commerciaux (CFU), qui représente les fermiers blancs, le taux d'occupation serait encore plus faible. «Beaucoup de ces gens n'ont pas réalisé les implications des activités de fermier», affirme Gerry Davidson, un responsable du CFU. Certains n'ont pas voulu s'installer sur des terres dépourvues de toute habitation. D'autres se sont retrouvés avec des terres arides, comme à Embizeni. «Ces gens savent planter comme je sais parler chinois, s'énerve Alec Murray, l'ancien propriétaire, joint par téléphone à Bulawayo. S'ils avaient été un peu encadrés, s'ils avaient su s'organiser, former des coopératives, des kibboutz, que sais-je, le pays n'en serait pas à crever de faim comme aujourd'hui !»
Sur son ancien ranch, l'atmosphère s'est progressivement dégradée. Des jalousies se sont instaurées, raconte Lovemore Langa, entre le grand commerçant qui a eu droit à la maison du fermier blanc et les autres. Grillagée, cette enceinte et le hangar attenant débordent d'équipements laissés par l'ancien propriétaire. Un garde est à sa porte, torse nu. Une petite clé brille à sa ceinture, qui permet d'ouvrir le cadenas qui barre le passage. «Ils ont de la chance, soupire Lovemore, ils pourront au moins vendre ce matériel dans les mois qui viennent, pour survivre.»
Lovemore Langa ne croit plus à des lendemains meilleurs. Il hésite à se considérer de nouveau comme un chômeur. «L'an dernier, le patron venait tous les week-ends pour voir comment les choses avançaient. Avec les problèmes en ville, il n'est pas venu depuis deux mois.» Depuis deux mois, il n'a pas été payé. Il dépend, comme des millions d'autres Zimbabwéens, des sacs de farine de maïs livrés chaque mois par le Programme alimentaire mondial. «Il paraît qu'il n'y a plus d'essence à Bulawayo», soupire-t-il, réduit à se demander pourquoi le médecin qui l'avait embauché l'an dernier ne vient plus sur son exploitation.

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