mercredi 11 septembre 2013

« La recette du succès : ni soleil ni pétrole ! »

La théorie des climats renaît, le gaz de schiste prospère : Dame Nature fait-elle la richesse ?
Par PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS
Au moins dans les têtes, et même parfois dans les conversations de comptoir lorsque, les petits verres de blanc sec aidant, la parole se libère, la crise de la zone euro a redonné vie à la célèbre théorie des climats. Avec d’un côté une Europe du Sud sous-compétitive et ruinée, de l’autre une Europe du Nord riche et performante. Avec d’un côté une Grèce « paresseuse » et en faillite, de l’autre une Allemagne « travailleuse » et prospère, on finit forcément par se demander si les déséquilibres économiques de l’Europe ne trouveraient pas tout simplement leur origine dans le soleil qui tape plus ou moins fort. Et par se dire que, plus il tape, plus le PIB a du mal à pousser.
La théorie des climats remonte à l’Antiquité. Aristote, notamment, opposait « les peuples qui habitent les climats froids, les peuples d’Europe en général pleins de courage » mais « inférieurs, en intelligence et en industrie, aux peuples d’Asie », qui, eux, « manquent de coeur et restent sous le joug d’un esclavage perpétuel ». Aristote, toutefois, contrairement à Mme Merkel, voyait dans cette théorie des climats une des raisons de la supériorité de la « race grecque ». « La race grecque, qui topographiquement est intermédiaire, réunit toutes les qualités des deux autres. Elle possède à la fois l’intelligence et le courage. »
Bien plus tard, Montesquieu développera largement cette théorie en des termes politiquement très peu corrects. « Vous trouverez dans les climats du Nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du Midi, vous croirez vous éloigner de la morale même (…). La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour lors l’abattement passera à l’esprit même : aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y sera le bonheur. » On croirait réentendre les anciens dirigeants de la Bundesbank parler des pays d’Europe du Sud, ces « pays du Club Med » et ces « cueilleurs d’olives ».
Peut-être précisément parce qu’elle était politiquement trop sensible et qu’elle risquait de conclure à un déterminisme climatique très dérangeant, la question des relations entre degré d’ensoleillement et niveau de vie a été peu étudiée. Certains travaux, conduits dans le cadre de l’impact économique du réchauffement climatique, ont conclu que le revenu national brut par habitant diminuait en moyenne de 8,5 % par degré Celsius supplémentaire. Mais cette corrélation négative a été contestée à grand renfort de contre-exemples, de pays très chauds (Singapour) plus prospères que de pays plus tempérés (Albanie). Le PIB par habitant du Qatar est quinze fois plus élevé que celui de la Bulgarie alors que la température moyenne annuelle est de 28 degrés à Doha et de 9 degrés seulement à Sofia.
Avec le Qatar, on aborde un sujet qui, lui, en revanche a été étudié en long, en large et en travers depuis vingt ans par les économistes : celui des liens entre croissance d’un pays et présence sur son sol de ressources naturelles. Montesquieu l’avait lui aussi évoqué en parlant un peu brutalement « des peuples des côtes de l’Afrique (…) sauvages ou barbares » qui « sont sans industrie » mais « ont en abondance des métaux précieux qu’ils tiennent immédiatement des mains de la nature ».
C’est en 1995 que deux économistes américains, Jeffrey Sachs et Andrew Warner, lancèrent une petite bombe. À partir d’un échantillon de 95 pays, ils établirent que ceux qui exportaient le plus de matières premières au début des années 70 étaient aussi ceux qui avaient connu le taux de croissance le plus faible durant les deux décennies suivantes. Autrement dit, et de façon totalement contre-intuitive, un pays riche en matières premières a tendance à s’appauvrir par rapport à un pays qui n’en possède pas. Un concept était né : la « malédiction des ressources », encore appelée « paradoxe de l’abondance ».
Comment l’expliquer ? D’abord par des raisons monétaires : les recettes qu’un pays tire de l’exportation de matières premières font monter le cours de sa devise, mais aussi les salaires, ce qui lamine la compétitivité des autres secteurs industriels. On parle à ce propos de « maladie hollandaise », en référence à la désindustrialisation que connurent les Pays-Bas dans les années 70 à la suite de la découverte d’importants gisements de gaz en mer du Nord. En moyenne, une hausse de 1 % des exportations d’énergie d’un pays se traduit par une baisse de 0,47 % de ses exportations de produits manufacturés.
D’une façon générale, une manne énergétique tombée du ciel – en l’occurrence plutôt venue du sous-sol – a tendance à dispenser un pays des efforts d’innovation, de compétitivité ou de diversification. En un mot, elle rend « paresseux ». De plus – c’est le volet politique de la malédiction -, elle corrompt : au lieu de redistribuer la rente équitablement et efficacement au profit de la collectivité, bureaucrates et dirigeants politiques cherchent avant tout à en capter une partie pour leur seul profit personnel – celui aussi, souvent, des banques suisses. Les économistes appellent cela joliment l’ »effet de voracité ».
Pis, de récentes recherches ont indiqué que plus un pays dispose de ressources naturelles, plus il risque de connaître la guerre. Avec cette précision horrible mais logique : le risque de guerre augmente quand le prix de la matière première augmente. Il peut s’agir de guerres avec d’autres pays voulant s’emparer du pactole (l’invasion du Koweït puis la guerre en Irak en sont deux illustrations récentes). Mais il s’agit surtout de guerres civiles favorisées par le pillage des ressources : en les vendant, les groupes rebelles peuvent aisément se procurer de l’argent pour s’acheter des armes.
La bonne nouvelle, c’est que plusieurs pays semblent avoir récemment réussi à conjurer la « malédiction des ressources ». C’est le cas de la Norvège (pétrole) ou du Botswana (diamant, cuivre, nickel), qui jouent les fourmis et placent dans des fonds de réserve les recettes tirées de leurs exportations de matières premières. Histoire à la fois de préparer l’avenir et d’atténuer les à-coups conjoncturels liés à la volatilité des cours. C’est aussi le cas du Qatar, qui a choisi de recycler sa rente d’hydrocarbures en investissant massivement à l’étranger, notamment en Europe. Qu’on ne s’y trompe pas : en achetant Harrods, le Printemps, le Royal Monceau ou le PSG, le Qatar cherche moins à coloniser l’Europe qu’à se vacciner contre la terrible maladie hollandaise et à se prémunir des effets économiques indésirables d’une Dame Nature trop généreuse.

Source :« La recette du succès : ni soleil ni pétrole ! »
 

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