mardi 7 août 2012

L'argent de Kadhafi

Par Laurence Aïda Ammour

Malgré la méfiance relative dont il faisait l’objet de la part des dirigeants occidentaux, le colonel Kadhafi a pu subventionner l’un des plus influent réseau mondial de missionnaires islamiques, dont le siège se trouve sur le campus universitaire de Benghazi , et qui dispose d’un bureau à Tripoli : la Société pour l’Appel à un Monde Islamique (SAMI) (Al Daawa al-Islamiyah ou World Islamic Call Society, WICS), créée en 1972.

Une ONG aux buts apparemment légitimes

La mission déclarée de cette Société était la construction de mosquées, d’hôpitaux et de cliniques, l’aide humanitaire, la gratuité des études religieuses pour les jeunes sans moyens, ou encore le financement de la recherche scientifique. Ses missionnaires envoyés dans toute l’Afrique avaient officiellement pour tâche de prêcher un islam soufi pour contrecarrer l’influence du wahhabisme saoudien.
La SAMI était financée via le prélèvement d’un impôt représentant 3% des revenus de chaque citoyen, et d’une taxe de 4% sur les bénéfices des entreprises installées en Libye.
Elle ne rendait des comptes qu’à Kadhafi lui-même et ses transactions financières étaient exemptes de toute taxe. Selon Massoud al-Wazni, membre du comité d’investigation actuel sur les activités de la Société, le budget annuel de la SAMI était de 45 millions de dollars, le personnel administratif comptait 900 personnes, et le personnel enseignant environ 2 000 professeurs d’arabe et autant de prêcheurs dans le monde. Mais ce chiffre n’inclut pas les montants en espèces remis de la main à la main. Un membre du personnel raconte qu’il lui avait été demandé de remettre à deux ministres africains, une enveloppe de 25 000 dollars chacun. Lorsqu’il a refusé il fut rappelé à Tripoli et jeté en prison.
Cette Société avait acquis une telle notoriété dans le dialogue islamo-chrétien qu’elle comptait parmi ses partenaires et partisans, des institutions et des personnalités prestigieuses :
le Vatican (les papes Jean-Paul II et Benoît XVI ont reçu son secrétaire général) ;
l’archevêque de Canterbury, Rowan Williams, qui a prononcé une conférence sur le campus de la SAMI en 2009 ; le Département d’Etat américain qui, en 2009, se félicitait de la contribution positive de la Société envers les migrants Philippins de confession catholique qui s’étaient vu offrir leur église en Libye[1].
Parmi les proches de la Société on trouve aussi le Secrétaire général du Conseil mondial des Eglises qui a donné une conférence à Tripoli un mois seulement avant le soulèvement de février 2011.
Bien que Kadhafi ait combattu les Frères Musulmans en Libye, la Société avait également des contacts réguliers avec eux. Lors d’une rencontre inter-religieuse organisée en 2008 à Tripoli par la SAMI, Ibrahim Abou-Rabi, titulaire de la Chaire d’Etudes islamiques de l’université de l’Alberta (Edmonton, Canada) avait prononcé un discours sur les relations entre musulmans[2].
Aujourd’hui encore, la SAMI a pignon sur rue, et l’on peut trouver le descriptif de ses activités officielles sur Internet[3], ainsi que son adresse sur le site de l’UNESCO à Paris avec qui elle a signé trois accords pour des projets éducatifs[4].
Argent Kadhafi - Campus de Benghazi
Argent Kadhafi – Campus de Benghazi

La face cachée de la SAMI

Cependant, derrière sa façade humanitaire et prosélyte, cette société avait d’autres buts non avoués. En Afrique des rumeurs insistantes ont couru sur les versements d’argent à de nombreux leaders politiques africains, sur l’aide financière apportée à des groupes rebelles sur le continent, ou à des organisations politiques[5].
En 2004, le responsable américain de la Société basée aux Etats-Unis, Abdurahman Muhammad Alamoudi, fut inculpé de complot dans l’assassinat du prince saoudien, une mission financée en partie par la Société[6].
En 2010, la radio suédoise rapportait que la SAMI, qui possède une mosquée à Malmö depuis 2008, avait été identifiée par les autorités néerlandaises comme une entité des services secrets libyens: « Bejzat Becirov (président du Centre islamique de la ville) a une longue relation avec la World Islamic Call Society (WICS), qui a payé 1,4 millions de dollars pour acheter le terrain de la mosquée à la municipalité de Malmö en 1983. En juillet 2008 l’organisation a fini d’acheter l’entière propriété pour un montant de 5,2 millions de dollars. Pendant plusieurs années, trois Libyens ont été à la direction du Centre Islamique, mais selon Becirov ils ne participaient à aucune réunion. Le seul avec qui il a été en contact est Nowesri Ahmed Ali Hadi, uniquement pour des questions liées à la religion. A la fin des années 90 Nowesri Ahmed Ali Hadi a été imam de la mosquée Omar al-Farouk à Utrecht, aux Pays-Bas, où la World Islamic Call Society a aussi un bureau. Les services de sécurité néerlandais (AIVD) se sont intéressés à l’organisation et ont compris qu’elle allait à l’encontre de l’intégration des musulmans aux Pays-Bas. En 2002, le AIVD confirma dans un rapport que la World Islamic Call Society était un instrument des services de sécurité libyens. A l’automne 2000, l’imam Hadi avait été expulsé des Pays-Bas »[7].
En 2011, le Canada a décidé de fermer définitivement un bureau local de la Société après avoir découvert que celle-ci avait détourné des fonds au profit du groupe radical Jamaat-el-Muslimeenresponsable de la tentative de coup d’Etat à Trinidad et Tobago en 1990[8], et qu’elle était également impliquée dans la tentative d’attentat à l’aéroport J-F. Kennedy (New York) en 2007[9].
La SAMI est rapidement devenue un atout stratégique pour Kadhafi lorsque ses relations avec les pays occidentaux se sont améliorées à partir de 2003[10]. En réalité la Société était partie intégrante du réseau de renseignement libyen, comme en témoigne la présence en son sein d’officiers des services secrets.
Plusieurs zones étaient l’objet de la stratégie d’influence et de pénétration de la SAMI :
l’Afrique, où sont ciblés les larges communautés musulmanes d’Afrique de l’Ouest et du Sahel considérés comme les arrières-cours de la Libye, et certains dirigeants politiques;l’Europe, où la SAMI a construit de nombreuses mosquées pour les «minorités»: en Belgique, au Danemark, en France, en Allemagne, à Malte et aux Pays-Bas. Elle a également contribué à la construction de la mosquée de Rome et à la Mosquée centrale de Londres; l’Asie, où elle était très active aux Philippines, en Malaisie et en Indonésie.
Pour ce qui est de l’Afrique, principale cible de la SAMI, c’est à partir de 1990 que la Société a étendu ses activités sur le continent. Des « convois islamiques » de médicaments et de nourriture furent envoyés dans de nombreux pays, jusqu’en Afrique du Sud. La SAMI a fait de nombreuses conférences sur l’éducation et la culture et sur les liens entre l’Afrique et le monde arabe. Elle a aussi financé des radios islamiques au Togo, au Bénin, au Tchad, au Cameroun, au Mali et en Afrique du Sud. Plusieurs dirigeants africains ont apporté leur appui à Kadhafi au moment de l’embargo contre la Libye, et Nelson Mandela s’est rendu à Tripoli en octobre 1997 pour remercier Kadhafi de son soutien à l’ANC durant l’apartheid. Cette même année, des sessions de prières ont été organisées par les missionnaires à Niamey et à Kano, puis en 2000 au Burkina Faso, au Ghana et au Togo.
La SAMI s’est avérée être un instrument idéal de camouflage dans les années 80, au moment de l’embargo contre la Libye. Son statut d’ONG indépendante lui a permis de contourner les sanctions onusiennes et américaines, de continuer à envoyer des fonds à certains leaders africains et de poursuivre ses activités occultes[11].
Peu après Lockerbie, Kadhafi crée le Leadership Populaire Islamique Mondial (LPIM), un département distinct au sein de la SAMI, qui ne rend compte qu’à son secrétaire général, Mohammed Ahmed al-Charif. Le LPIM avait pour mission de mobiliser des leaders musulmans dans le monde pour soutenir les militants musulmans en Tchétchénie, au Kosovo et en Somalie ; de défendre les femmes portant le voile en Europe; et d’encourager les musulmans noirs aux Etats-Unis. D’ailleurs, parmi les alliés américains de Kadhafi on trouve le prêcheur noir Louis Farrakhan, converti à l’islam, dirigeant de Nation of Islam depuis 1981[12], qui s’est rendu en Libye en 1996 pour y recevoir le «prix Kadhafi des droits de l’homme» et une somme de 250 000 dollars.
Juste avant l’entrée en vigueur de l’embargo, Abdel Rahman Chalgam, alors ministre libyen des Affaires étrangères, fut reçu au Vatican pour y chercher de l’aide. L’évêque catholique de Tripoli, Giovanni Martinelli, a soutenu Kadhafi en appelant les pays occidentaux à ne pas l’humilier mais à dialoguer avec lui. Le ministre des Affaires étrangères du Vatican fut reçu à Tripoli en 1994. En 1997 le pape Jean-Paul II, en tant que chef d’Etat, reconnut la Libye malgré les recommandations des Etats-Unis.
La question est de savoir comment cette société a pu échapper à l’attention des pays occidentaux. Son implication dans le dialogue des religions et son message considéré comme «modéré» par les Européens comme les Américains, surtout après le 11 septembre, ont réussi à brouiller les pistes face au radicalisme islamiste émergent. L’attention des Occidentaux était alors focalisée sur l’islam wahhabite exporté par l’Arabie saoudite à travers la Ligue du Monde Musulman créée en 1962, et concurrencée à partir de 1972 par la SAMI libyenne.
Dans un livre arabe paru récemment (Men around Kadhafi), l’ex ministre des Affaires étrangères de Kadhafi, Chalgam, aujourd’hui ambassadeur auprès des Nations unies à New York, soutient que le dictateur utilisait la société comme un instrument de lutte contre les chefs d’Etat chrétiens d’Afrique et de soutien aux groupes musulmans désireux de prendre le pouvoir sur le continent. Il accuse l’ancien secrétaire général, al-Charif, d’avoir fourni lui-même des fonds en espèces à plusieurs leaders africains pour financer leurs campagnes électorales. «Dès le début Kadhafi voulait que la SAMI soit une arme extérieure qui lui soit personnellement affiliée» dit Abdel Rahman Chalgam. «Ici en Libye la société était appelée la Société pour l’Appel à la Sécurité du Monde[13] ».
L’apparente indépendance de la Société s’est fissurée avec la révolution libyenne. Durant les combats entre rebelles et forces loyalistes, l’ancien secrétaire général, Mohammed Ahmed al-Charif, s’est rendu en Russie et au Sri Lanka pour tenter une médiation avec les rebelles. Chalgam accuse aussi al-Charif d’avoir utilisé l’argent de la SAMI pour payer les mercenaires africains chargés de défendre Kadhafi[14].
Les dirigeants libyens actuels voudraient préserver la SAMI car ils la considèrent comme une entité religieuse dont le rôle reste positif et bénéfique. Ils veulent en faire un instrument du soft power de la nouvelle Libye. Un comité dirigé par un anti-Kadhafi notoire, le cheikh Al-Doukali Mohammed Al-Alem, a diligenté une enquête sur les activités passées de la Société. Pour autant, la majorité du personnel est encore en place et le Conseil National de Transition s’est contenté d’une purge de façade.
Laurence Aïda Ammour
Août 2012 - cf2r
notes
  • [1] Le Rapport 2009 du département d’Etat américain sur la liberté religieuse met l’accent sur la modération religieuse et la coopération interreligieuse au sein de la SAMI, décrite comme «l’instrument par lequel l’Etat promeut l’Islam (sous-entendu modéré)» et le «bras religieux de la politique étrangère du gouvernement». Voir US Department of State, International Religious Freedom Report 2009, released by the Bureau for Democracy, Human Rights, and Labor, Washington D.C., October 26, 2009.
  • [2] Cette Chaire a été mise sur pied en 2007 grâce à un don de l’Edmonton Council of Muslim Communities, une organisation associée aux Frères Musulmans et financée par les pays du Golfe.
  • [3] Sont indiqués l’adresse et le numéro de téléphone du bureau de Tripoli (Km 5, route Sawani), son e-mail, et ses activités résumées comme suit: «Reciters of the Qur’ân during the blessing month of Ramadan, Courses to cultivate Imams and Callers (Du’ât)». Voir www.islamicfinder.org
  • [4] World Islamic Call Society, Secrétaire général: Dr Mohamed A. Shérif, 1 rue Miollis, 75015 Paris, y compris le numéro de téléphone et l’adresse e-mail. Voir  www3.unesco.org Selon le Rapport du Comité exécutif sur les activités de la Société (Rome, mai 2004, voir annexe), 220 projets culturels et scientifiques ont été mis en place dans quinze pays africains, y compris 60 centres de lecture au Sénégal, en Guinée, au Niger., au Burkina Faso, en Gambie, au Nigeria, au Tchad et au Mali.
  • [5] Par exemple, le «Fonds pour le Jihad» créé par Kadhafi pour aider financièrement les militants Palestiniens.
  • [6] Abdurahman Muhammad Alamoudi, citoyen américain d’origine yéménite, avait été arrêté à Washington en septembre 2003 à son retour d’un voyage en Grande-Bretagne, Syrie, Egypte et Libye. Lors de son procès un mois plus tard, il a révélé avoir rencontré un Libyen dans un hôtel de Londres en août, qui lui avait remis la somme de 340 000 dollars en espèces, provenant de la WICS. Cette somme n’était qu’une partie des 910 000 dollars qu’il avait déjà reçus de Libye durant les huit années précédentes, déposés dans des banques étrangères et retirés par petits montants pour ne pas alerter les autorités américaines. Alamoudi a admis que cet argent avait servi à payer deux dissidents saoudiens chargés d’assassiner le prince saoudien Abdallah, rival de Kadhafi. Alamoudi a plaidé coupable en 2004 et a été condamné à 23 ans de prison. Les transferts d’argent vers Trinidad auxquels s’ajoutent 180 000 dollars, ont permis de mettre en lumière le double jeu de la Société. Ils étaient destinés à la Jamaat al-Muslimeen («Communauté des Musulmans»), dont le leader a tenté de renverser le gouvernement de Trinidad et Tobago en 1990 avec des fonds et des armes libyens.
  • [7] Voir «Malmö: Libyan organization linked to Libyan intelligence agency», Sverige Radio, 2 mars 2010. Traduit par l’auteur.
  • [8] En 2010 lorsque l’Agence Canadienne sur le contrôle des revenus à effectué un audit de la Société en Ontario, elle a conclu que les fonds provenant de Libye étaient en majorité distribués hors du Canada. En 1998, le bureau de la Société de l’Ontario avait transféré 216 735,41 dollars aux Etats-Unis et à Trinidad. L’année suivante, il a envoyé 350.135,60 dollars aux Etats-Unis, en Egypte et à Trinidad. L’agence a découvert qu’un certain Abdurahman Muhammad Alamoudi qui conseille le département d’Etat américain sur les relations inter-religieuses, était impliqué dans le détournement des fonds de la Société vers d’autres destinations. Le Canada a alors fermé le bureau en mars 2011. Voir note n°6.
  • [9] Les responsables sont Russell Defreitas, ancien employé de l’aéroport et citoyen américain originaire du Guyana, Kareem Ibrahim, citoyen de Trinidad-et-Tobago, Abdul Kadir, ancien parlementaire du Guyana, Abdel Nur, citoyen du Guyana. Ces deux derniers ont été membres de l’organisation Jamaat-el-Muslimeen.
  • [10] Les sanctions ont été levées entièrement en 2003 quand Tripoli a accepté de payer 2,7 milliards de dollars aux 270 familles des victimes de l’attentat de Lockerbie.
  • [11] En 1995, la cinquième conférence de la Société rapporte la condamnation des sanctions contre la Libye par le monde musulman. On trouve également une mention de la collaboration qu’entretient la Société avec l’Unesco et l’Unicef, et de la réunion annuelle du dialogue islamo-chrétien conduisant à un lien vers le site du Vatican. Voir http://plane-truth.com («Islamic resistance against UN sanctions») et www.enotes.com/topic/World_Islamic_Call_Society?print=1
  • [12] Organisation qui prônait la suprématie noire, la séparation totale entre Noirs et Blancs, et le « nationalisme musulman », dont Malcolm X fut le principal porte-parole jusqu’à ce qu’il s’en sépare en 1964 après son pèlerinage à la Mecque -où il découvrit qu’il existait une fraternité entre Musulmans de toutes origines- et s’oppose au racisme anti-blanc de l’organisation. Louis Farrakhan a été soupçonné de complicité dans le meurtre de Malcolm X perpétré en février 1965.
  • [13] Voir Tom Henneghan, « Gaddadi’s secret missionaries », Reuters Special Report, 29 March 2012.
  • [14] Sur les mercenaires africains, voir Laurence Aïda Ammour, « Mains-d’oeuvre africaines: un instrument au service de la politique intérieure et de la diplomatie libyennes », Tribune libre no. 16, Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), juillet 2011.


http://www.israel-flash.com/2012/08/enquete-largent-kadhafi/#axzz22luHPXzP

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