mardi 7 août 2012

Le Japon et la puissance : la maîtrise de l’information comme nécessité

Nouvelles technologies de plus en plus perfectionnées, production cinématographique dense et variée, gastronomie réputée et appréciée des populations occidentales, production culturelle de masse avec en fer de lance les mangas, les jeux vidéos ou encore la J-Pop… Le Japon semble être entré de plein pied dans la guerre de l’information. Créateur de puissants vecteurs de communication, il apparaît comme un pays à part en Asie et dans le monde ; un pays à la fois héritier d’un passé glorieux et incertain sur son avenir immédiat. Malgré des atouts indéniables, le Japon garde une position ambigüe en matière de stratégie d’accroissement de puissance. N’ayant pas encore conceptualisé de doctrine, c’est la nécessité qui l’incite à agir depuis quelques années. Sa vision demeure très pragmatique, et il est difficile de parler véritablement de stratégie tant ses actions relèvent de balbutiements tactiques désordonnés. Le pays ne semble pas avoir encore défini de priorité dans son approche de la puissance, cependant certaines données contextuelles le poussent à s’engager dans la lutte pour la maîtrise de l’information pour s’affirmer au sein d’une société internationale en mutation à l'aube d'un siècle nouveau.
L'insuffisance des formes traditionnelles de la puissance  
On prête souvent au Japon une influence négligeable sur la scène internationale du fait principalement de sa faible puissance militaire qui l’oblige à recourir aux Etats-Unis pour assurer sa sécurité face à une Chine et une Corée du Nord de plus en plus menaçantes. Ce déficit de hard power lui vaut alors d’être régulièrement comparé à l’Allemagne, un autre pays fort économiquement et faible militairement. Pourtant, à y regarder de plus près, le Japon n’est pas qu’une puissance régionale ou un faire-valoir de grande puissance. D’un point de vue géostratégique, il est voué à rechercher l’équilibre entre la Chine et les Etats-Unis, et c’est cette position de balancier du Pacifique qui fait autant sa faiblesse actuelle, que sa force potentielle. Indéniablement, le monde s’est décentré vers le Pacifique et le Japon doit trouver et consolider sa place dans cette zone de puissance majeure. A la fois dans et en dehors du système international, et en plein cœur du Pacifique, il peut jouer un rôle de tout premier ordre dans les années à venir, qu’il intègre ou non le Conseil de Sécurité des Nations-Unies.
Déjà, cette impuissance militaire tant décriée est de plus en plus à relativiser. Il y a bien le fameux article 9 de sa constitution de 1947 qui lui interdit de faire la guerre, pourtant sa force militaire se développe bel et bien et si aucun gouvernement n’est parvenu pour l’instant à réviser la constitution, à cause d’une opinion publique qui y est farouchement opposée, rien ne dit que cette révision n’aura pas lieu un jour. De plus, Tokyo est aujourd’hui au septième rang des dépenses en matière d’armement et, même si officiellement les dépenses militaires ne doivent pas dépasser 1% du PIB, il s’avère que le budget de la défense est devenu le quatrième du pays. Le Japon s’est même projeté vers l’extérieur en s’engageant dans la lutte contre la piraterie maritime en Somalie. Il a d'ailleurs récemment annoncé son souhait de poursuivre son action en Océan indien l’année prochaine. Sa participation aux opérations de maintien de la paix des Nations-Unies souligne sa volonté de sortir de sa sphère d’influence régionale pour trouver sa place parmi les acteurs influents des relations internationales.
Pourtant, il ne faut pas voir ce renforcement militaire comme une finalité qui suffirait à rétablir le Japon à la place qu’il occupait dans les années 1930. Il lui faut trouver d'autres atouts pour se démarquer efficacement des pays environnants. Si le hard power n’est pas la solution miracle pour le Japon, l’economic power ne l’est pas non plus. Le yen est bien trop fort pour espérer favoriser les exportations japonaises ou le tourisme, face à un yuan toujours aussi faible. Outre les difficultés monétaires actuelles du Japon, la Chine et les Etats-Unis semblent de toutes façons bien inatteignables sur le domaine économique. S’ajoute à ces difficultés, l’épineuse question du nucléaire. Là encore l’opinion publique joue un rôle dans cet affaiblissement du pays. Le rejet de cette technologie n’est pas sans conséquence, non seulement pour l’économie, mais aussi pour la puissance dans sa forme énergétique. Certes, certains réacteurs ont bien été relancés, néanmoins il semble peu probable que le pays puisse de nouveau compter pleinement sur cette énergie à court-terme. Ni le militaire, ni la monnaie, ni l'énergie n'apporteront au Japon un renouveau. Il doit chercher d'autres pistes pour se dégager de l'empreinte des autres Etats. En effet, le Japon cherche à s’affranchir de toute tutelle, notamment celle des Etats-Unis après l’échec du président Hatoyama Yukio de faire partir les militaires américains de la base d’Okinawa en 2010. Cependant, et c’est un point essentiel, le Japon ne doit pas se construire en opposition, il doit s’édifier en s’appuyant sur ses rivaux. Les différents conflits territoriaux dans lesquels il est engagé, comme ceux portant sur les îles Diaoyu (Senkaku) avec la Chine ou les îles Kouriles (Territoire du Nord) avec la Russie, ne lui donnent pas la possibilité de rejeter l’allié américain ou encore d’affronter frontalement la Chine économiquement ou militairement.
La puissance de l’information à travers la diffusion du concept de « Cool Japan »
Dépourvu pour l’instant d’une puissance militaire à la hauteur de ses ambitions et toujours fragilisé par sa monnaie et ses faiblesses énergétiques, le Japon n’a pas le choix. S’il veut consolider sa position de balancier du Pacifique, mais aussi reconstituer son influence dans le domaine international, il doit devenir la première puissance dans la guerre de l’information. Et sa société civile doit jouer un rôle déterminant. La particularité du Japon est en effet d’avoir une société civile particulièrement active en ce qui concerne les technologies de l’information, alors que le secteur public ne possède, lui, ni moyens, ni techniques et encore moins de doctrine. Joseph Nye, lui-même, souligne d’ailleurs le rôle de la société civile dans le développement du soft power d’un Etat. Le Japon incarne cette délégation involontaire de puissance de la part du gouvernement à son peuple. Les entreprises du pays ont atteint une telle puissance que la Défense peut difficilement espérer les égaler dans un avenir proche. C’est en cela que le pays est aujourd’hui si intéressant à étudier, car il est voué à privatiser non seulement sa fonction renseignement, mais aussi et surtout son avenir international. Le Japon doit être à la pointe de l’union des secteurs civils et publics pour orienter sa puissance informationnelle et la rendre efficace politiquement. Les vecteurs existent, il demeure à y placer des idées adéquates qui favoriseront la position du Japon dans le monde. Il peut désormais se permettre d’être offensif et plus seulement défensif, et cela passera obligatoirement par une confiance conférée par le secteur public à la société civile.
Sur le plan culturel, le Japon a déjà une solide expérience de la diffusion de l'information au point d’incarner la force de séduction par excellence. L’exemple le plus frappant de cette montée progressive du Japon comme hyperpuissance culturelle est le concept de « Cool Japan ». Déjà en 2002, dans un article pour Foreign Policy, Douglas McGray évoquait ce phénomène en montrant l’essor incroyable de la culture populaire japonaise dans le monde à travers notamment sa culture jeune si addictive pour les nouvelles générations occidentales. Le développement des industries culturelles japonaises a ainsi permis l'émergence d'une diplomatie culturelle parallèle faisant du « Cool Japan » un soft power à part entière. Bien que difficilement quantifiable, ce concept souligne que le Japon a aujourd'hui les moyens de peser culturellement sur les populations étrangères. En outre, les générations actuelles ont connu la culture jeune japonaise et se l'ont appropriée. Le Japon va donc voir arriver dans les années à venir des interlocuteurs qui connaissent et apprécient sa culture populaire. Si le chemin lui est pour l’instant encore favorable, il lui faut néanmoins se méfier d’une Corée du Sud qui commence, elle aussi, à prendre une voie similaire en renforçant sa politique culturelle en substituant en Europe les manhwas, bande dessinée coréennes, aux mangas, bande dessinée japonaise. Aucun doute, la lutte pour la maîtrise de l’intelligence culturelle en Asie est lancée.
En somme, le Japon ne doit plus se contenter d’obtenir l’information ouverte ou fermée et de la traiter, il doit surtout la véhiculer, pour lutter contre une Chine qui commence elle aussi à développer une redoutable stratégie de puissance où l'information ne tient pas une place négligeable, contre une Corée du Nord de plus en plus belliqueuse et une Corée du Sud en pleine expansion économique et culturelle. Le Japon a des solutions pour répondre à cette concurrence régionale, principalement à travers la conquête de l’opinion publique internationale qui est devenue un des grands enjeux actuels. Nul ne peut se dérober à cette impératif s’il veut être puissant et surtout pas le Japon. C’est la raison pour laquelle l’information offensive ou soft power est devenue la forme de puissance par excellence. Il ne s’agit pas de propagande, comme pour la Corée du Nord, mais d’influence tacite et diffuse. Or, en tenant compte de cette évolution de la puissance vers des formes plus abstraites, le Japon peut devenir la nouvelle grande puissance du XXIe siècle. Pour cela, il ne lui faut pas essayer de vaincre ou d’imposer sa volonté, il lui faut créer les conditions en amont de son succès en diffusant une information maîtrisée : il lui faut continuer à séduire et à fasciner sur tous les continents. Miyamoto Mushashi avait déjà les mots justes dans son Traité des Cinq Roues quand il écrivait,  « ne frappe pas pour gagner, frappe après avoir gagné ». Le Japon ne doit pas se confronter pour vaincre, il doit d’abord avoir bâti sa réussite par une politique de séduction fine et réfléchie qui lui permette de retrouver sa puissance passée.
Pierre-William Fregonese

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