vendredi 31 août 2012

Un pur-sang lâché dans les steppes kirghizes

par Melkulangara K. Bhadrakumar pour Asia Times Online
Le grand jeu en Asie centrale a une histoire aux courants tumultueux parfois. La Turquie en est peut-être devenue sa dernière victime.

Prima facie, il n’y a rien de commun entre l’état de santé du président turc Abdullah Gül, un cheval de haras anglais du nom d’Islander One et la prolongation du bail de la base aérienne américaine de Manas au Kirghizistan.
Mais Gül pourrait bien, semble-t-il, être un politicien doué, et après avoir atterri à Bichkek, à la veille de la réunion au sommet du Conseil de coopération des États turcophones (CCTSS) qui a eu lieu dans la capitale kirghize, il a eu la prémonition qu’une tempête politique était sur le point d’éclater dans les steppes, et s’est rapidement éclipsé.
Sans participer au sommet de l’CCTSS, bien qu’il soit le leader turc de la diplomatie régionale en Asie centrale, Gül a exprimé ses regrets à ses hôtes en invoquant un mal d’oreille récurrent et qu’il lui était nécessaire de retourner immédiatement à Ankara pour des soins. Puis il a brusquement mis fin de sa visite.

Originalité absolue

Le jeudi, la tempête a éclaté. Le gouvernement du Kirghizistan s’est désintégré de façon irréversible dans la journée lorsque deux des partenaires de la coalition ont quitté la coalition au pouvoir, alléguant de graves accusations de corruption contre le Premier ministre Omourbek Babanov. L’allégation la plus grave contre Babanov serait qu’il a accepté un pot de vin; un cheval pur sang anglais d’une valeur de 1,3 millions de dollars d’une entreprise turque pour l’obtention d’un contrat de construction d’une tour de contrôle du trafic aérien et de pistes sur la base aérienne de Manas.
Babanov prétend qu’il a acheté l’étalon pour seulement 20.000 dollars, tandis que la société turque affirme qu’elle a remporté le contrat du Pentagone par ses propres moyens en tant qu’entrepreneur militaire expérimenté, mais il semble qu’il n’y a pas de preneurs dans la classe politique kirghize pour cette version.
En effet, le lien entre l’étalon et le gouvernement turc, demeure incertain. Il n’a pas été démontré si l’entrepreneur turc était informé des moments privilégiés et des offres de service du Pentagone afin d’influencer des personnes au sein même de la structure du pouvoir kirghize, le tout oeuvrant pour le bien de la base de Manas. Le Pentagone a sagement gardé le silence.
La base aérienne a été mêlée à des controverses licencieuses et sordides à plusieurs reprises ces dernières années, mais celle-ci bat probablement tous les records dans l’absurdité pure – un étalon britannique en pleine tractation pour un renouveau politique.

Le Pentagone escompte contre tout espoir que le bail de Manas soit prolongé au-delà de 2014, date de son expiration, mais à l’ombre de cette dernière controverse, il semble peu probable que n’importe quel politicien kirghize sérieux veuille compromettre sa carrière en dénaturant la pensée du président kirghize Almazbek Atambaïev, consistant à convertir la base militaire de Manas en un aéroport civil et de se débarrasser des militaires américains.
Avec l’effondrement du gouvernement Babanov, le Kirghizistan va probablement plonger dans une longue instabilité politique. Bien sûr, l’étalon fournit un bon prétexte; la politique kirghize devenait turbulente ces derniers temps. Autrement dit, les hommes politiques kirghizes n’ont pas été en mesure de s’adapter au système de république parlementaire initié il y a deux ans – ironiquement, sur l’insistance du conseiller américain de la présidente du gouvernement provisoire de l’époque, Rosa Otounbaïeva.
Depuis la « révolution colorée » avortée en 2005 (connu sous le nom de Révolution des Tulipes), il s’accomplit un constant processus de fragmentation de l’économie politique kirghize, et les choses sont telles, qu’aucun parti politique ne peut prétendre aujourd’hui obtenir plus de 10 % à 20 % des sièges au parlement, et les luttes intestines entre (et dans) les partis politiques des gouvernement de coalition sont chroniques et devenues l’ordre du jour.

Pourvoyeur de sécurité

Avec la démission de Babanov, le pouvoir passe au président Atambaïev, qui jouera un rôle clé dans le choix du nouveau Premier ministre. Atambayev pourrait se voir remettre une grande partie du pouvoir exécutif entre les mains, puisque selon toute probabilité le Kirghizistan doit avoir à régler l’enlisement dans la lutte pour survivre d’un gouvernement minoritaire. Entre-temps, une décision majeure comme la prolongation du bail de Manas deviendra problématique quant à son orientation avec un parlement agité.
En tout cas, Atambaïev n’a jamais été très enthousiaste sur le projet d’une base militaire américaine permanente sur le sol kirghize. Cela est particulièrement vrai aujourd’hui, après avoir négocié de manière satisfaisante trois accords importants avec la Russie la semaine dernière, assurant le profond engagement à long terme de Moscou dans l’économie du Kirghizstan et la sécurité. On peut dire, qu’à ce stade, Atambaïev peut même se féliciter d’être débarrassé de Babanov et d’avoir la chance de détenir les leviers du pouvoir entre ses mains – avec la forte probabilité du soutient de la Russie, bien sûr.
Les trois accords négociés il y a 15 jours entre Moscou et Bichkek envisagent, d’abord la construction et l’exploitation de la centrale de Kambarata-1 et des centrales hydrauliques de la cascade du Haut Naryn pour un montant de plusieurs milliards de dollars. Il ne s’agit pas seulement d’une question de construction de barrage ou de dépenses de quelques milliards de dollars de la part de la Russie pour celui-ci. Pour couper court, à une longue histoire, un fonctionnaire russe a été cité par le journal Kommersant disant :
« L’engagement de la Russie dans ce secteur stratégique de l’économie au Kirghizistan va consolider l’importance du partenariat entre Moscou et Bichkek et renforcer l’influence de la Russie sur la géopolitique de l’ensemble de la région. »
Le deuxième accord prévoit la radiation par Moscou de presque la totalité de la dette d’un montant de 500 millions contractée envers la Russie. En théorie, une partie de cette dette pourrait être déduite par la Russie en faisant l’acquisition de parts dans des actifs kirghizes comme de la société « Dastan », fabriquant de torpilles sous-marines. Le léviathan russe de l’énergie Gazprom est également toujours à la recherche d’une plus grande présence au Kirghizstan.
Le troisième accord porte sur la prorogation de l’accord sur les bases militaires russes au Kirghizistan pour 15 ans au-delà de 2017. La Russie renforcera sa présence militaire au Kirghizstan et à son tour deviendra le fournisseur et garant de la sécurité pour ce pays. La question controversée du montant du loyer pour les bases russes semble être résolue.
En d’autres termes, la reprise en mains du gouvernement par Atambaïev à la suite de son effondrement et la confusion régnant dans les partis politiques kirghizes pourraient jouer en faveur de la Russie. Moscou peut s’attendre au plus tôt à rappeler au bon souvenir d’Atambaïev sa promesse que la base de Manas sera convertie en un aéroport civil. Les États-Unis disposent de leur propre lobby dans les partis politiques kirghizes – et des groupes de la société civile – et comptait sur le système parlementaire kirghize pour asseoir son autorité sur les prises de décision, mais cette influence ne peut s’exercer que si le pays dispose d’un parlement et d’un gouvernement qui fonctionnent.

Une ligne Maginot dans les steppes

Pendant ce temps, Moscou examine la demande d’adhésion du Kirghizistan à l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, qui fera de Bichkek un allié stratégique. Atambaïev est partisan d’une plus grande intégration du Kirghizistan aux processus de direction régionales de Moscou. A l’heure actuelle, Moscou considère déjà Kirghizistan comme son partenaire le plus proche en Asie centrale, juste derrière le Kazakhstan.
Il y a un sentiment d’urgence à Moscou pour cimenter l’alliance stratégique avec Bichkek, en réponse aux récentes mesures prises par les Etats-Unis afin d’établir une présence militaire à long terme au Tadjikistan et en Ouzbékistan. La secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton envisage de se rendre à Douchanbé et Tachkent les 21-22 octobre. Ce sera sa deuxième visite en Asie centrale au cours des deux années écoulées, c’est dire l’importance accordée par Washington pour abattre une « sphère d’influence » dans la région, en tenant compte des impératifs de la présence militaire américaine à long terme en Afghanistan. L’Ouzbékistan et le Tadjikistan les pays clés de la stratégie américaine régionale ont été pris pour cible.
Les experts russes voient les récents pourparlers entre des responsables américains en visite et les dirigeants ouzbeks à Tachkent comme briguant la mise en place d’un centre de déploiement rapide en Ouzbékistan, qui pourrait éventuellement devenir une base militaire américaine, où l’équipement militaire de l’OTAN pourrait également être stocké suite au retrait des troupes d’Afghanistan au cours de 2013-2014.
Les experts russes voient la décision de Tachkent de suspendre son adhésion à l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) comme une étape préliminaire dans cette direction. L’OTSC interdit expressément la mise en place de bases militaires par des puissances étrangères sur les territoires de l’alliance sans l’approbation de tous les pays membres.
Ainsi, Moscou a effectivement pris une grande décision quant à la construction de la centrale hydroélectrique de Kambarata-1, ignorant l’opposition de Tachkent à la construction de barrages dans les rivières en amont au Tadjikistan et au Kirghizistan, qui fournissent de l’eau pour les besoins de l’Ouzbékistan. En bref, le Kirghizistan devient une sorte de ligne Maginot dans la stratégie russe située au sud de l’Asie centrale. D’une part, Moscou marque ses divergences à Tachkent en matière de politique étrangère, tandis que, d’autre part, il peut maintenant s’attendre à une offre déterminante dans les prochaines semaines afin de retrouver son influence perdue au Tadjikistan.
En effet, « Islander One » a mortellement blessé l’égo « néo-ottoman » de la Turquie en Asie centrale. Aujourd’hui, alors que l’agence de renseignement kirghize connue sous son acronyme de GKNB (l’organisme successeur du KGB de l’époque soviétique) commence à déterrer l’arbre généalogique d’« Islander One » – et s’ils trouvent sa séquence d’ADN – le simulacre savamment cultivé par la Turquie et les États-Unis de petites puissances bénignes et étrangères en Asie centrale pourrait connaitre un sérieux revers. Même Tachkent pourrait développer des doutes sur la sagesse de s’aventurer à l’aveuglette, et lâcher l’OTSC.
Le moment ne peut pas être plus mal choisi pour les États-Unis, puisque le grand jeu en Asie centrale est en train d’atteindre un crescendo, et pour les joueurs sérieux il n’y a plus de temps à perdre d’ici à 2014, lorsque, comme diraient les Américains, une « balle neuve » rentre dans le jeu en cours.
Melkulangara K. Bhadrakumar
Article original : Thoroughbred loose on the Kyrgyz steppes
Traduction : MecanoBlog

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