mercredi 22 août 2012

Syrie, de la guerre et des médias

Comment se fait l’information sur les événements syriens ? Polémia a déjà évoqué cette question dans plusieurs articles précédents (voir sur le moteur de recherche la rubrique « Syrie »). Il suffit d’entendre les propos de notre ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, lors de son récent périple au Moyen-Orient pour se convaincre que ce qui est rapporté par les grands médias est faussé et partisan.
Roland Hureaux, essayiste, donne ici quelques explications éclairantes sur le sujet,
en analysant notamment, fait nouveau, deux des ressorts sociologiques touchant les journalistes de profession.
Polémia

Il n’est pas nécessaire d’être un partisan du régime du président Assad, mais simplement un observateur aimant la vérité pour être perplexe devant les récits d’atrocités liées à ce qu’il faut bien appeler la guerre civile de Syrie.
Le nombre total de victimes : 10 000, 20 000 ? est très incertain, comme il advient d’ailleurs dans toutes les tragédies de ce genre où bienheureux est l’observateur ou l’historien qui peut déjà avoir une idée du nombre de zéros.
L’autre question est de savoir qui est responsable de ces massacres ? Dès lors qu’il y a deux camps disposant d’armements létaux, on peut supposer, comme dans toutes les guerres, que le bilan est partagé, sans doute inégalement mais partagé quand même, surtout si certains adversaires d’Assad se réclament d’Al Qaida, qui ne passe pas pour une organisation humanitaire.
Mais dès lors que sont annoncées des atrocités, la presse « occidentale », c’est-à-dire les journaux papiers à grand tirage et les grands médias audiovisuels (internet est à mettre à part) est quasi unanime à en imputer immédiatement la responsabilité au régime. Tel fut le cas de la récente tuerie de Houla (108 morts dont 49 enfants, dit-on : mais qui a lancé ces chiffres si précis et qui peut les certifier ?) La presse occidentale a immédiatement accusé les forces du régime d’Assad alors même que cette ville était, semble-t-il, contrôlée par l’opposition. Les pays occidentaux et arabes ont aussitôt renvoyé les ambassadeurs de Syrie en représailles contre le pouvoir en place. Or les informations reçues depuis renforcent l’hypothèse que la responsabilité de ce massacre pourrait plutôt revenir aux opposants (si tant est que tous les cadavres exposés aient été récoltés sur le champ de bataille et non sortis de la morgue comme ce fut le cas à Timisoara). Les mêmes doutes existent pour la plupart des incidents les plus médiatisés de ces dernières semaines.
On relève par ailleurs que la principale source des organes de presse occidentaux, le prétendu Observatoire syrien des droits de l’homme, se résume à un homme, Rami Abdulrahman, opposant exilé depuis longtemps résidant à Coventry. Quand on annonce début juin 55 morts à Al Koubeir, 87 morts à Hama, il est à l’origine de l’information.
En formulant ces observations, nous ne disons ni que le régime d’Assad soit innocent, ni même qu’il ne porte pas la part la plus lourde des responsabilités des massacres. Mais qu’il en porte la responsabilité exclusive, que chaque fois qu’une atrocité est connue, il faille systématiquement la lui imputer est pour le moins peu vraisemblable.
D’autant que les vingt-cinq dernières années ont vu se multiplier, sur le thème humanitaire, des opérations de manipulation de l’opinion internationale de grande ampleur, chaque fois menées avec le plus parfait professionnalisme : Timisoara, le Kosovo, les prétendues armes de destruction massive de l’Irak, le Rwanda (où certes l’opinion internationale a été informée des massacres mais pas de tous, ni même des plus graves). Admettons que la menace que le régime de Kadhafi faisait planer sur une partie de ses compatriotes ait été bien réelle et pouvait justifier une intervention, il reste que les dégâts causés par celle-ci – 150 000 victimes, selon certaines sources – ne sont pas encore connus.
Si l’on tente d’y voir clair dans les mécanismes médiatiques à l’œuvre dans ces affaires, on pourrait les ramener à deux ressorts sociologiques simples touchant les journalistes de profession, spécialement les plus jeunes : le premier est la déformation moralisante qui les pousse à chercher dans toute situation nécessairement complexe des bons et des méchants. Cette approche présente pour eux plusieurs avantages : elle permet de comprendre vite (ou d’avoir l’impression de comprendre) une situation compliquée ; elle fait de chaque journaliste un missionnaire ou un justicier, non seulement rapporteur de faits mais agent du bien et, ce faisant, elle coïncide assez avec la psychologie de grand adolescent idéaliste qui est souvent celle du correspondant de guerre ; enfin, il est bien connu que présenter les choses, que ce soit dans un article ou dans un livre, en blanc et noir, à la manière d’un western, attise l’attention du public, là où une présentation toute en nuances pourrait l’ennuyer.
Le second ressort est que le traitement particulier dont bénéficie la profession (existence de services de presse, de correspondants attitrés, d’hôtels réservés pas trop loin du front, conférences de presse) fait que les journalistes, de quelque pays qu’ils viennent et de quelque bord qu’ils soient, vivent ensemble et que celui qui débarque sans savoir où sont les bons et les méchants le demandera aux autres et aura vite fait de se rallier à l’opinion commune.
Manichéisme et grégarité semblent ainsi les deux mamelles de l’information de guerre.
Et si les mécanismes de travestissement des faits que nous venons de décrire sont mis en place, l’enquête de terrain est à peine nécessaire ; si on apprend qu’à tel endroit un massacre a été commis, il n’est plus nécessaire d’investiguer pour savoir qui en est responsable : ce ne peut être que le camp du méchant. Le correspondant de presse qui se fonde sur une idéologie manichéenne et l’unanimité de sa corporation, n’a plus besoin de faits, il peut se contenter de ce que Kant appelait les jugements synthétiques à priori.
Outre qu’elle déforme la vérité, on voit au passage à quel point une telle attitude est potentiellement criminelle. Prenons le cas de la Syrie : les opposants au régime de Assad, qui ne sont pas nés de la dernière pluie et possèdent à fond ces mécanismes, ont intérêt aujourd’hui à perpétrer le maximum d’atrocités, puisque celles-ci seront mises sans examen sur le compte de leur adversaire, chacune d’elle sera une victoire psychologique de plus.
On pourrait arrêter là l’analyse et se contenter de mettre en cause la sociologie d’une profession particulière. Ce serait un peu court. Car, il faut bien le dire, ce mécanisme ne marche pas dans n’importe quel sens : il joue aujourd’hui toujours contre l’Etat, le régime ou la faction opposés aux Etats-Unis (sauf peut-être pour ce qui touche à la Palestine).
L’Arabie saoudite, les émirats du Golfe sont tout sauf des Etats démocratiques : des femmes y sont lapidées régulièrement, les élections n’y sont pas truquées puisque il n’y en a pas, les tentatives de révolte y sont réprimées dans le sang. Mais ce sont des alliés des États-Unis et si des faits de ce genre sont à l’occasion rapportés, ils font au total peu de bruit, passant davantage pour des accidents de parcours que pour l’expression de régimes criminels.
Ce caractère unilatéral ne se résume donc pas à une simple donnée sociologique endogène aux milieux de l’information. L’information est devenue une arme de guerre. Et comme telle, elle fait appel aux techniques les plus sophistiquées : elle se trouve manipulée par des gens qui en possèdent tous les ressorts et jouent sans doute comme sur du velours sur la naïveté et l’idéalisme de jeunes journalistes. Le paradoxe est que la plupart de ces correspondants de presse sont orientés à gauche, c’est-à-dire que, pris un à un, ils sont sans doute opposés à la suprématie américaine, critiques de la finance internationale qui la sous-tend, de la prison de Guantanamo ou de l’utilisation abusive de drones etc. Qu’ils en arrivent à être de manière à peu près systématique les fantassins de la guerre médiatique menée par la grande puissance en dit long sur la sophistication des mécanismes à l’œuvre. Sous réserve d’une étude approfondie du sujet qui ne pourra généralement se faire qu’avec le recul de plusieurs années, voire dizaines d’années, quand tel ou tel régime est présenté comme le plus odieux de la terre, on n’est certain que d’une chose : il déplaît à la puissance dominante.
Roland Hureaux
Essayiste
Magistro 

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