jeudi 21 mars 2013

Le Kurdistan perdu

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Capturé au Kenya le 15 février 1999 au cours d’une opération des services spéciaux turcs, épaulés par les Etats-Unis et Israël, le leader du PKK, Abdullah Ocalan, est transféré en Turquie où il sera rapidement jugé et condamné à mort. En 2002, sa peine est commuée en prison à vie. Aujourd’hui, face à la nouvelle donne géopolitique régionale, le gouvernement Erdogan cherche à négocier avec lui.
Les doigts sont différents, la douleur est la même.
Proverbe kurde.
La décision de Damas de ne pas maintenir un contrôle centralisé sur les territoires habités par les Kurdes est devenue un exemple qui inspire les compatriotes de ces derniers en Turquie. A tel point que Ankara a annoncé des négociations avec l’ennemi historique – le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) – ou plutôt avec leader de cette organisation Abdullah Ocalan, emprisonné à vie dans les geôles turques. En même temps, le gouvernement turc a achevé de se brouiller avec Bagdad, très mécontent des achats non concertés de l’or noir des Kurdes d’Irak par les Turcs.
Une polémique a ainsi opposé le ministre des Affaires étrangères de la Turquie Ahmed Davutoglu et le chef du gouvernement irakien, le chiite Nouri al Maliki, qui accuse Ankara de favoriser la déstabilisation de la région. Dans le feu de la querelle, Davutoglu a clamé dans les couloirs de la conférence cairote de l’Organisation de Coopération Islamique que « la Turquie n’a jamais discriminé les minorités ethniques telles que les Turkmènes, les Arabes, les Kurdes et diverses sectes » (parmi lesquelles les dirigeants turcs d’aujourd’hui rangent toujours les alaouites, un mouvement musulman qui compte beaucoup d’adeptes parmi l’élite gouvernante de la Syrie). Les mots du ministre turc n’ont pas manqué d’émouvoir beaucoup les Kurdes.
« L’oppression des minorités ethniques, le génocide arménien durant la Première Guerre mondiale, le génocide des Kurdes, tout cela ce sont des faits de l’histoire turque. Souvenons-nous au moins de la répression des insurrections kurdes de 1925 et 1937, lorsque des dizaines de milliers de personnes ont été tuées », a déclaré à Odnako Dler Ahmad Hamad, conseiller du président du parlement du Kurdistan autonome irakien. « Je n’ai aucune envie de défendre al-Maliki, mais dans cette querelle le ministre turc a tort. On peut accuser al-Maliki d’être trop ambitieux et autoritaire, mais, en tant que premier ministre de l’Irak, il doit compter avec une Constitution qui garantit les droits des minorités nationales. Le gouvernement turc n’a pas ce frein-là, puisque d’après la loi fondamentale, tous les citoyens de la Turquie sont des Turcs. »

Les Kurdes irakiens :
les « féodaux » de Barzani
contre les fédéraux de Talabani

La question la plus épineuse, qui mécontente le conseil de ministres irakien, est la coopération entre Ankara et le gouvernement local kurde dans le secteur de l’énergie. Ce n’est pas un hasard si Davutoglu s’est empressé de critiquer son homologue de Bagdad, qui « dirige un pays riche en matières premières mais n’arrive pas à assurer un approvisionnement sans coupures d’électricité dans les villes ». Dler Hamad explique que « entre le pouvoir central [irakien] et le Kurdistan irakien il subsiste une tension au sujet des revenus de l’extraction et du transport du pétrole ». D’après lui, le président Massoud Barzani, leader du Parti démocrate kurde (PDK) a établi de bonnes relations avec la Turquie, à travers laquelle est exporté l’or noir kurde.
Barzani appelle l’autonomie kurde la « tranchée stratégique » du Proche-Orient. Son neveu, le premier ministre du gouvernement kurde Netchirman Barzani s’oriente lui aussi vers la Turquie en soutenant l’Armée syrienne libre (ASL) et les leaders sunnites en Irak. En revanche, le secrétaire général du parti concurrent, l’Union patriotique kurde (UPK), Djalal Talabani – qui est, rappelons-le, le président de l’Irak –, a de bonnes relations avec le premier ministre Nouri al-Maliki et il essaie de ne pas se brouiller avec la Turquie. Il n’est pas étonnant que la maladie de Talabani, âgé de 79 ans – fin décembre, Talabani a fait un accident vasculaire cérébral et a été hospitalisé en Allemagne – ait entraîné beaucoup d’inquiétude dans la région.
Dans la presse arabe, il y a eu même des rumeurs au sujet de la mort du président irakien. D’après le journal populaire turc Aksam, « l’équilibre des forces en Irak est tout de suite devenu le sujet de discussion ». Alors qu’il n’avait que des fonctions purement nominales, Talabani a joué jusqu’au dernier moment le rôle d’intermédiaire dans les conflits entre le gouvernement central irakien et l’autonomie kurde. Lorsqu’il est sorti de l’équation, par une étonnante ironie du sort, cela a surtout été un coup porté à Barzani, son ancien rival.
Dès le milieu des années 1970 et jusqu’à la fin des années 1990, l’UPK de Talabani avait mené une lutte intense contre les « féodaux claniques » du PDK de Barzani, ce qui a souvent causé des affrontements armés. Talabani s’est déclaré leader « des sociaux-démocrates kurdes », tandis que Barzani était vu comme un hériter des hommes politiques claniques puisque son père, Mustafa Barzani, es un héros de la lutte pour l’autodétermination kurde. La paix définitive entre les deux factions a été signée en 1998 avec l’aide active des Etats-Unis.
En juillet 2003, lorsque Talabani était venu à Moscou, encore en qualité de secrétaire général de l’UPK, il avait déclaré dans un entretien avec l’auteur de ces lignes que les Kurdes irakiens avaient plutôt de bonnes relations avec la Turquie. Mais il avait tout de suite précisé que « dans les régions septentrionales de l’Irak il y a pas mal d’immigrés du Kurdistan turc qui intéressent beaucoup la Turquie ». Il proclama alors que « le peuple irakien doit lui-même décider ce qu’il faudrait faire ». Les points avaient ainsi été mis sur les i. A la différence de Massoud Barzani, le futur président irakien voyait les relations avec les insurgés du PKK à travers le prisme des intérêts fédéraux.
Aujourd’hui, sur les 111 sièges du parlement kurde irakien, 59 appartiennent à la coalition au pouvoir de l’UPK et du PDK, 41 sont dévolus à l’opposition et 11 sont réservés aux minorités nationales (assyriens, turcomans…). Le Parlement est dirigé par le représentant de l’UPK, Arsalan Baïz. Mais Dler Hamad, son conseiller, reconnaît que bien des choses dans le devenir du Kurdistan irakien ne dépendent pas des partis politiques mais des compagnies pétrolières étrangères. Cette responsabilité incombe aussi à la Russie, puisque la filiale de Gazprom Gazprom MiddleEast B.V opère au Kurdistan, en même temps que la société britannique BP, que la française Total et les états-uniennes ExxonMobile et Gulf Keystone Petroleum. D’autres corporations, notamment russes, sont également actives dans la région. Lors de sa première visite à Moscou, le 20 février 2013, Massoud Barzani discutait avec Poutine et avec le PDG de Gazprom Alexei Miller de l’avenir de la coopération russo-kurde dans ce secteur, y compris de la signature de nouveaux accords.
D’après certaines données, 60% de l’or noir extrait en Irak vient du Kurdistan irakien, ainsi que des régions kurdes frontalières, théoriquement dépendantes de Bagdad mais contrôlées en fait par la « capitale » kurde, Erbil. D’après l’article 140 de la Constitution irakienne, le futur de ces régions disputées sera défini après l’organisation de référendums locaux. Mais il est douteux que cela arrive à court terme à cause de la désorganisation de l’administration et de l’instabilité politique du pays, qui sort à peine de l’occupation états-unienne.

Les Kurdes syriens :
des milices citoyennes
contre les islamistes

Un vieux proverbe kurde dit que « la douleur qu’on ressent dans les doigts est la même, bien qu’ils soient différents ». Cela est ainsi de nos jours. Si vous téléphonez le soir dans une ville kurde, en Turquie, en Syrie ou en Irak, au moment de la prière du soir, vous entendrez l’appel traditionnel du mollah à la prière et le parler typique kurde et vous aurez l’impression de parler avec des gens d’un même pays. Mais c’est loin d’être le cas. La vie a envoyé le peuple kurde sur divers « logis nationaux ». Les Kurdes irakiens ne sont pas dans la situation la plus difficile : à la différence de leurs compatriotes du Nord et de l’Ouest, eux, au moins, ne sont pas en guerre.
En revanche, dans le secteur de la ville syrienne de Ras-el-Aîn (nommée en kurde Serekanie), les combats se prolongent depuis plusieurs mois entre les milices citoyennes kurdes et les éléments du Front al-Nosra, des islamistes qui font partie de l’ASL, même si les insurgés sunnites ont des chars d’assaut, que les Kurdes n’ont pas. L’origine de ces chars est une question rhétorique pour les experts du Proche-Orient. Comme l’explique à Odnako Moufid Koteich, professeur à l’université d’Etat libanaise, « l’information au sujet de la livraison par la Turquie de matériel de combat moderne aux insurgés syriens, pour qu’ils arrivent à établir un corridor vers la frontière turque, est apparue depuis longtemps ».
Oui, on peut avoir des chars d’assaut, mais il faut aussi former les guerriers, organiser le soutien et l’arrière-garde. Il est donc impossible de se passer de spécialistes étrangers. Qui, si ce n’est la Turquie, sait se battre avec des Kurdes dans ces territoires ? Dans un entretien accordé à un journal irakien, Navaf Rageb al-Bachir, commandant du Front de libération de l’Euphrate, force concurrente du Front al-Nosra pour la livraison d’armes turques, a dévoilé récemment ses protecteurs en remerciant Ankara pour son aide « généreuse ». Il est difficile de prévoir comment vont se dérouler les événements, mais les insurgés sunnites essaient d’entrer en contact avec les Kurdes. Après une semaine de négociations, le premier cessez-le-feu a été signé entre les Kurdes et les islamistes.

Les alliés d’Assad

En novembre de l’année dernière, les diverses organisations de Kurdes syriens se sont alliées afin d’atteindre l’autonomie régionale à l’exemple du Kurdistan irakien. L’intermédiaire dans les pourparlers entre les deux groupes rivaux que sont le Parti de l’Union démocratique et le Conseil national kurde a été Massoud Barzani. Il a obtenu auparavant le soutien d’Ankara, espérant ainsi neutraliser l’activité des terroristes de l’UPK, qu’il déteste. Mais personne ne s’attendait, ni à Ankara ni à Erbil, à ce que les islamistes sunnites soient pour les Kurdes syriens des ennemis plus terribles que le président Bachar al-Assad. Fin janvier, le Conseil national kurde, qui rassemble 12 partis, s’est adressé au commandement de l’ASL en lui exigeant de mettre fin immédiatement à « la guerre criminelle ». Le Conseil soulignait dans sa déclaration que les mercenaires, qui font la guerre du côté de l’ASL, sont devenus « des outils dociles aux mains d’Ankara qui poursuit ses propres visées dans la région ».
Le docteur Koteich, de l’Université du Liban, explique qu’« il existe des accords précis implicites entre les Kurdes syriens et Assad. En échange de leur loyauté, le président leur a permis de contrôler eux-mêmes ‘leurs’ régions. C’est un secret de Polichinelle depuis longtemps, au Proche-Orient. Le fait que les Kurdes de Syrie et de Turquie coopèrent entre eux est tout à fait logique. Je doute que l’actuel premier ministre [turc] et le PKK réussissent un jour à trouver un accord, puisque les Kurdes soutiennent vouloir se gouverner eux-mêmes tandis qu’Erdogan, même s’il représente un parti islamique, est sous l’empire de l’ancien nationalisme turc. Ce sera une lutte armée sans fin. » Le savant libanais a sûrement raison, et « seule une résolution de la question dans son ensemble serait possible : dès que les Kurdes ont du succès dans un pays, ils se soulèvent dans les autres ».

Les Kurdes turcs :
le modèle nord-irlandais

En effet, le pouvoir turc n’a pas déclaré de cessez-le-feu avec les insurgés du PKK et ses guerriers n’ont pas promis de quitter le territoire du pays. C’est ce que n’arrêtent pas de dire aux journalistes les députés tant du parti favorable aux Kurdes, le Parti de la société démocratique, que de l’opposition turque. Ce n’est pas un secret que l’information à démentir a été envoyée depuis le pouvoir : Erdogan a besoin de ne pas perdre la face dans le conflit, tant vis-à-vis de « ses » Kurdes que vis-à-vis de ceux de la Syrie. A priori, il n’est pas nationaliste mais partisan d’une islamisation sans différenciations nationales. Mais cela, il le reconnaît uniquement dans les prises positions internes de son parti.
D’après les dirigeants du PKK, le projet le plus réaliste aurait été de faire du Kurdistan un territoire membre d’une fédération avec la Turquie. En 1997, avant sa capture au Kenya et son emprisonnement en Turquie, Ocalan, au cours d’une vidéoconférence avec Londres, avait déclaré qu’il était possible d’utiliser l’expérience de l’Irlande du Nord pour résoudre la question kurde. Il est intéressant de remarquer à ce propos que le premier ministre nord irlandais Peter Robinson et Massoud Barzani se sont rencontrés, début février. Un des journaux publiés à Erbil écrivait même sur une visite du leader kurde à Belfast. Les deux dirigeants ont alors discuté non seulement de leurs problèmes communs d’identité nationale, mais aussi de leur coopération avec les pays de l’OTAN. Il faut souligner que cela s’est passé au moment où l’un des rivaux kurdes de Barzani est en prison à perpétuité et l’autre n’était toujours pas sorti d’une clinique allemande.
Il est assez difficile de décrire ce que sont les actuels dirigeants du PKK. Les seuls contacts de cette organisation avec le gouvernement Erdogan ne sont pas significatifs. A la fin des années 1990, avant et après l’arrestation du chef des « communistes kurdes » Ocalan, il m’est arrivé plus d’une fois d’interviewer le représentant du PKK en Europe de l’Est et en CEI [1], Mahir Valat. Comme cela arrive souvent dans les systèmes politiques clandestins, il fut accusé lui aussi d’avoir comploté et même quasiment d’être un espion kurde. Les guérilleros du PKK ont alors détenu Valat pendant 45 jours dans les montagnes kurdes. A l’honneur des « tchékistes » locaux, il faut dire qu’ils avaient des principes : n’ayant pas trouvé de preuves de la trahison de leur camarade, ils l’ont relâché.

Les Kurdes iraniens :
le feu couve sous la cendre

De leur côté, les représentants des partis kurdes iraniens en exil ont déclaré être prêts à négocier leur retour au pays avec le gouvernement de la République islamique, mais seulement si les droits des Kurdes sont reconnus et soutenus. Ils estiment avoir choisi pour cela le meilleur « moment historique ». Au moment où augmentaient les combats entre l’ASL et les milices kurdes, le représentant officiel du Parti de la Liberté du Kurdistan, Chamal Pirani, a déclaré : « si le gouvernement iranien déclare son intention de mener des négociations avec les partis kurdes, nous sommes d’accord pour le faire sous l’égide de l’ONU, de la communauté internationale et du président du Kurdistan [irakien] ».
Cependant, en commentant la situation au journal irakien Rudav, Azim Hosseini, le consul général iranien à Erbil, a déclaré que son pays n’est d’accord pour négocier avec les partis kurdes en exil que sur son territoire national. Donc, la querelle continue. En tout cas, comme nous l’avons appris auprès du représentant de l’Union patriotique du Kurdistan en Iran, Nazzem Dabbag, rien n’est perdu et le dialogue entre les Kurdes et Téhéran est encore tout à fait possible puisqu’il y a quelques décennies Djalal Talabani arrivait à trouver des compromis avec Téhéran en allant d’une capitale régionale à l’autre et en portant ainsi aussi la voix des Kurdes iraniens. Le professeur libanais Moufid Koteich prévient : « En Iran, les Kurdes ne se sont pas encore soulevés les armes à la main, mais comme le dit le vieux proverbe arabe, le feu couve sous la cendre ».
Source
Odnako
Hebdomadaire d’information générale. Rédacteur en chef : Mikhail Léontieff.

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