vendredi 6 janvier 2012

Un dernier mot sur la Russie 2011 : « D’urgence, des managers ? »


« Ce que va faire Poutine n’est déjà plus intéressant. Il n’y a plus de place pour les chefs, mais il faut d’urgence des managers » (Youlia Latynina, Novaïa Gazeta 26-12-2011) Le succès impressionnant de la protestation du 24 décembre à Moscou semble monter à la tête des opposants radicaux. Certains, et les plus emballés de leurs supporters en Occident, croient avoir atteint le but : éliminer Poutine. Est-on vraiment au seuil d’un tel bouleversement ?


 
 
L’écrivaine et polémiste Youlia Latynina attribue d’ailleurs à Hillary Clinton et à l’Union Européenne un rôle essentiel dans le changement de climat en Russie : le Kremlin « les écoute », cesse de réprimer les manifestations, et fait mine d’amorcer une réforme politique.

Les chiffres de participants au meeting de l’avenue Sakharov à Moscou – 120.000 selon les organisateurs, largement repris dans nos médias – sont évidemment exagérés. Les estimations les plus crédibles oscillent entre 60 et 80.000. En y ajoutant quelque dix mille dans le reste de la Russie, cela ne fait jamais que 70 à 130.000 manifestants dans un pays de 141 millions d’habitants. La bataille des chiffres est certes très relative. Le même nombre de manifestants en Belgique (pays de dix millions) peut rester sans effet s’il est implicitement convenu, entre gouvernement et syndicats, que c’est un « moment » indispensable pour exprimer le désaccord. Le même nombre rassemblé sur une place de Kiev pendant des semaines et sous les caméras du monde entier a imposé en 2004 un changement de pouvoir. Tout dépend du rapport des forces, de la détermination des manifestants, de l’existence d’un leadership, de l’importace des soutiens extérieurs. En Russie, « la révolution blanche » n’a pas encore lieu, d’autant qu’elle s’avère multicolore.

Dans le flot de commentaires euphoriques de nos journaux télévisés, un correspondant de France 2 à Moscou a apporté une touche de réalisme : « La Russie est coupée en deux ». Autrement dit, « la Russie contre Poutine » n’est pas le plus juste constat, même si la cote de popularité du « leader national » est en baisse.

On observe d’ailleurs que, si la protestation est large, elle est aussi très diversifiée et très électique. Des leaders libéraux du mouvement ont été hués ou sifflés au meeting par la gauche, les anarchistes, les nationalistes. Seul le leader « blogger » Alexei Navalnyi semble avoir fait l’unanimité : le champion de la lutte anti-corruption lié à l’extrême-droite et (ce que personne ne rappelle) à la NED. Quant aux communistes, ils sont à la fois présents et absents : présents dans les meetings, absents aux tribunes. J’y reviendrai.

Il n’y a donc ni raz de marée, ni mouvement cohérent, ni leadership capables de générer cette « révolution blanche » espérée par le leader libéral Boris Nemtsov.

Mais peu importe pour l’instant.

Quel est le rapport des forces dans le pays ? « Radicalement changé » estime Marie Mendras, une spécialiste aussi critique envers le « système Poutine » que les correspondantes du « Monde ». Estimation plausible, ou prématurée ?

La question est de savoir ce que l’affront à Poutine – car c’en est un, répercuté par les chaînes de télévision officielles et systématisé sur Internet – ce que cet affront produit comme effet dans les milieux « qui comptent » vraiment, là bas comme ici, les décideurs, « les marchés », l’oligarchie politico-affairiste. S’il s’avère que Poutine n’est plus la garantie d’une « stabilité » comme il le fut depuis 1999, après le chaos des années Eltsine, s’il se confirme qu’il n’est plus l’arbitre suprême dans les luttes de clans qui s’arrachent le pouvoir, alors oui, la question de son remplacement pourrait se poser.

J’ai remarqué quelques faits passés au second plan.

Le premier est la participation au meeting d’un proche de Poutine, son ex-ministre des finances Alexei Koudrine. Il incarnait au gouvernement l’aile la plus libérale, de même que l’ancien premier ministre Mikhaïl Kassianov, qui a rejoint l’opposition. Ces gens-là ont sans doute plus de poids que l’organisateur Boris Nemtsov, trop compromis dans la gestion eltsinienne des années 90. Un autre fait, c’est la candidature aux présidentielles d’un autre libéral « dur », proche de Poutine, l’oligarque Mikhaïl Prokhorov, célèbre pour ses frasques « sexuelles » à Courchevel et qui fut également sifflé à la manif du 24 décembre.
Serions-nous en présence d’une esquisse de regroupement de la droite libérale dure et pro-occidentale…

Il ne faut pas négliger le contexte. L’adhésion à l’OMC (en train de se concrétiser) et les besoins de la « modernisation » inspirent dans les élites russes des discours sur la nécessité d’une « Perestroïka n°2 », soit d’une nouvelle stratégie de choc aux mesures impopulaires. Ce qui impliquerait un pouvoir fort. « D’urgence des managers » ?

Ce serait le paradoxe de la contestation démocratique que de renforcer la tendance à l’autoritarisme tout en faisant basculer l’autorité (de plus en plus relative) de Vladimir Poutine. Nous n’en sommes pas là. Un animateur de la gauche altermondialiste, Boris Kagarlitsky, nous annonce au contraire un mouvement populaire qui renverserait le système dans un sens « anticapitaliste ». Attendons voir. La course est engagée entre les trois forces plus ou moins structurées du mouvement : libéraux, nationalistes, et « Front Gauche » lié aux protestations plus « sociales ».

Mais un autre fait attire mon attention : le rôle ambigu (ou ambivalent ?) du Parti Communiste de la Fédération de Russie (KPRF) que dirige Guennadi Ziouganov.

Ce parti au score électoral de près de 20%, possible allié des sociaux-démocrates de Juste Russie (13%), entre en force à la Douma (chambre basse du parlement). Il prend part aux protestations contre les « élections falsifiées » et tient ses propres meetings où l’on entend également les cris « La Russie sans Poutine ! ». Mais d’autre part, le KPRF se tient (autant qu’il est tenu) à l’écart des tribunes où les libéraux et le « bloggueur » Navalnyi donnent le ton. La raison officiellement invoquée ? La menace « orangiste », soit d’une déstabilisation téléguidée par Washington.

Or, la TV « Rouge » communiste, sur Internet, donne la parole à un intellectuel « patriotique » proche du parti, Serguei Kouguinian, qui reproche du PC son manque de fermeté et lance un avertissement. En substance : « La Perestroïka n°1 a conduit l’URSS à la dislocation. La Perestroïka n°2 que préparent les libéraux et leurs soutiens occidentaux pourrait conduire à la destruction de la Fédération de Russie ».

Ce commentaire alarmiste s’inscrit dans un climat pessimiste voire apocalyptique, répandu en Russie comme chez nous au seuil de l’année 2012. Mais cela fait des années que la question de la « survie de l’état russe » est discutée, pour de multiples raisons.

A l’approche des présidentielles de mars, le brouillard russe va se dissiper. Avant cela – Nouvel An universel du 1er janvier et Nouvel An russe du 13 janvier obligent – la Russie va festoyer… et rouler sous la table pendant une bonne quinzaine. Une fois surmontée la gueule de bois, fin janvier, le débat reprendra. С новым годом !

Jean-Marie Chauvier
28 décembre 2011

Source : mondialisation.ca

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